« Est-ce que tu as ce qu’il faut pour devenir un mythe ? » C’est la question que pose, à la fin du film, l’antagoniste Dementus (Chris Hemsworth) à la jeune Furiosa (Anya Taylor-Joy), au centre de ce nouveau Mad Max, neuf ans après Fury Road. Pour dépeindre la jeunesse de son héroïne, George Miller met un temps non négligeable (1h) avant de reprendre les courses-poursuites matricielles du précédent volet, qui prenait la forme d’un projectile lancé à pleine vitesse dans un nuage de poussière. Et pour cause : découpée en six chapitres, qui renvoient à un horizon mythologique et suivent les différentes tentatives de Furiosa pour retrouver son paradis perdu, l’intrigue se révèle relativement touffue, voire laborieuse. Elle multiplie les ellipses et navigue entre trois lieux différents : la forteresse de Fury Road, sur laquelle règnent Immortan Joe et ses « War Boys », mais aussi « Bullet Farm » et « Gas Town », dont s’emparent Dementus et son armée de motards dégénérés. À rebours d’un simple aller-retour, l’intrigue de Furiosa s’étale sur plusieurs années et alterne entre les différentes forces se disputant les ressources nécessaires à la survie dans les terres désolées d’une Australie post-apocalyptique.
Dans Fury Road, la mythologie faisait partie intégrante de l’action : celle-ci était mise en scène sous une forme quasi cérémoniale. C’était par exemple un combattant qui, en se lançant dans un assaut kamikaze, hurlait « Witness me ! » à ses comparses dans l’espoir de rejoindre le Valhalla. Autrement dit, elle était à la source même de l’action et le geste spectaculaire se voyait ritualisé au sein du montage, contribuant à la limpidité des séquences (une prise d’élan pouvait par exemple être montrée au ralenti avant un saut). L’appétit dont témoigne le cinéaste pour ses figures iconiques et ses espaces légendaires dans Furiosa peine hélas, la plupart du temps, à se fondre dans cette dynamique d’action où règne la surenchère. À quelques exceptions près (on y reviendra), Miller sépare les deux versants constitutifs de sa saga, en offrant tantôt des scènes d’action dont la pureté réside encore à l’intérieur d’enjeux scéniques et corporels (la coordination d’un mouvement entre deux conducteurs, le timing d’un tir qui permet d’éviter un carambolage, etc.), tantôt des séquences dont l’intérêt ne repose que sur le développement ou la résolution d’enjeux scénaristiques. Les sous-titres des deux derniers films le soulignent : s’il s’agissait précédemment de suivre la ligne droite d’une fury road, il est ici question d’échafauder une saga Mad Max et de raccrocher les wagons du récit (la Terre Verte, la construction du « War Rig », l’entourage du despote à la peau pâle, etc.).
La poursuite infernale
Sans doute Furiosa s’égare-t-il dans la peinture de ses différents personnages, quitte à laisser sur le bas-côté ce qui faisait la vélocité de Fury Road, qu’il cite d’ailleurs comme un vieux souvenir rayonnant (dans le générique de fin). Sans doute le film déroule-t-il à l’inverse trop vite ses scènes, en lançant des pistes ensuite laissées en friche, telles que la carte stellaire tatouée sur le bras de Furiosa (oubliée en cours de route) ou encore la grande guerre entre les deux factions (esquissée en une série de fondus enchaînés). Mais si Miller est un cinéaste qui pêche souvent par gourmandise, Furiosa reste un film riche et accompli, surtout plastiquement (avec une étrangeté numérique plus affirmée que Fury Road). Scène de western – certes revisitée à la sauce Métal hurlant –, l’attaque d’un convoi par des motards s’envolant dans les airs à l’aide de parapentes suffit pour se rappeler qu’il y a toujours, chez le cinéaste, un sens inouï de la chorégraphie et de l’action, le tumulte de la matière allant de pair avec l’exécution de gestes patiemment décomposés. À l’intérieur de cette scène en particulier, la mythologie relève d’ailleurs pour une fois d’un mouvement iconographique : une immense toile de parapente en forme de méduse vient s’enrouler à l’arrière d’un surpuissant camion, lui donnant l’allure d’une faucheuse habillée d’une longue cape noire.
L’une des surprises de ce Furiosa réside enfin dans le personnage de Dementus, antagoniste sadique et volontairement décevant, qui ne représente qu’une semi-menace pour ses adversaires. Avec son long nez en prothèse, Hemsworth joue un fou furieux barbu ouvertement grotesque et burlesque, comme lorsqu’il se trouve recouvert d’une fumée rouge avant de se rebaptiser Red Dementus et de jouer l’aspirant Karl Marx auprès des sujets d’Immortan Joe, auxquels il promet un partage plus égalitaire des richesses. L’ultime face-à-face qui l’oppose à Furiosa constitue un beau point final à leur rivalité, synthétisant à la fois les limites les plus apparentes du film (l’impératif envahissant de bâtir une mythologie) et ce qui l’anime souterrainement. En voyant sa fin arriver, Dementus rappelle à Furiosa l’origine de la rage qu’ils partagent, celle-là même qui caractérise tous les films Mad Max : « si on cherche à ressentir des sensations, n’importe lesquelles, c’est pour oublier notre chagrin. » À l’issue de sa quête, les yeux de l’ange vengeur brillent alors d’un feu noir, en miroir des visions macabres et bizarroïdes que George Miller continue de produire comme personne d’autre : une main arrachée qui se dévoile à travers la fumée, un prisonnier trainé dans la poudre d’un désert, une mère cruellement pendue au-dessus d’un bûcher.