La scène d’ouverture de Hard Eight, premier long-métrage de Paul Thomas Anderson, annonce les tenants et aboutissants de sa filmographie : une fascination continue pour le jeu d’acteur et, dans le cas présent, le tracé d’un personnage errant, en plein démêlé existentiel, qui cherche à asseoir son positionnement dans le monde (ce que l’on retrouve dans Magnolia et Punch-Drunk Love). John (John C. Reilly), prostré devant un diner, est interpellé par Sydney (Philip Baker Hall), un inconnu qui l’invite à prendre un café. Leur court échange est synonyme de regain d’espoir. Alors que John ne peut financer les funérailles de sa mère, Sydney propose de lui transmettre son savoir dans les casinos de Las Vegas. Sans chercher à comprendre ses motivations, il suit ce nouveau mentor.
La première source d’étonnement réside en ce refus net d’implanter l’action dans l’environnement. Les personnages, parachutés dans le hall d’un casino, ne sont jamais filmés dans un plan d’ensemble et l’absence de topographie qui donnerait corps à la ville du péché se fait cruellement ressentir. L’initiation de John est balayée en quelques plans, avec une courte introduction de Sydney expliquant les règles de base des paris, puis quelques inserts sur les billets, pour finir sur une seule et unique scène où ce dernier tente sa chance aux machines à sous. Au moyen d’une ellipse, nous retrouvons les deux compères deux ans plus tard, au sommet de leur carrière de flambeurs. Les casinos, toujours en arrière-plan, sont prétexte à la rencontre de Clementine (Gwyneth Paltrow), serveuse et prostituée en déroute, qui vient se greffer au duo principal.
Prémices et cabots
De multiples tentatives formelles (à la fois narratives et visuelles) de Paul Thomas Anderson induisent une mise à l’écart du spectateur pour qui le long-métrage frôle l’inintelligible. Sans valeur ajoutée, de brèves apparitions aussi explétives les unes que les autres manifestent ce goût du surjeu, à l’image de celle de Philip Seymour Hoffman en joueur de casino excentrique, auquel le cinéaste lègue une scène de pur cabotinage comme faire-valoir de ses prouesses de jeu ; suivie d’une autre scène où Jimmy (Samuel L. Jackson) évoque une série d’anecdotes insignifiantes qui fige momentanément les rails de l’intrigue. Le cinéaste tâtonne, ce qui passe aussi par l’imagerie nocturne et la constante stylisation du réel : volutes de fumées de part et d’autre, jeux de lumières provoqués par les phares des voitures, ritournelle extradiégétique et irritante tirant sur les aigus. L’alliance hésitante du drame et de la comédie (donc, de la tragi-comédie) parachève ce sentiment de désorientation et transparaît dans des séquences évoquant le film à sketchs (John relate à Sydney un épisode où il aurait malencontreusement mis feu à son pantalon en tentant d’allumer sa cigarette). Si dans l’ensemble le geste est créatif, le rendu paraît emphatique et maladroit.
Disharmonie narrative
Avec de nombreuses séquences relevant de la pure anecdote, la narration est dès lors caractérisée par une certaine disharmonie et le cinéaste oscille entre le trop-plein et le trop-peu. Prenons l’exemple d’un moment charnière où John, affolé, convoque Sydney à un motel. En l’espace d’une seule scène, Sydney apprend : 1) la liaison de John et Clementine, 2) leur mariage express, 3) la prise d’otage d’un ancien client de cette dernière. Cette séquence pivot et assez boursouflée est surtout prétexte à la rupture de ton : du drame social, Hard Eight se mue en thriller néo-noir mais l’absence de prodrome aggrave le déséquilibre de l’ensemble. La discordance narrative se manifeste de nouveau au climax, avec un twist qui explique très gauchement les raisons pour lesquelles Sydney a pris John sous son aile. Ce moment précis permet de discerner les problèmes d’écriture jusque dans la caractérisation des personnages : jusqu’alors manichéen et sans nuances, Sydney se métamorphose d’une seconde à l’autre en gangster mafieux et assassin du père de John (pourtant, seul le deuil maternel pèse sur les épaules de ce dernier). A fortiori, le personnage ne bouge pas de l’hermétisme d’un Philip Baker Hall engoncé dans une seule et même expression (la bouche fermée, le visage solennel), rendant la transition de héros à anti-héros d’autant plus abstruse. Du fait du manque d’incarnation et de caractérisation du personnage, l’on peut aisément se demander la raison pour laquelle les nouveaux mariés s’évanouissent de l’intrigue à mi-parcours.
Il serait tentant de voir en Hard Eight une allégorie de la rédemption, où l’expression « Double-Mise » traduirait le franchissement d’une étape décisive, Sydney misant le tout pour le tout en prenant John comme fils de substitution. Malheureusement, le long-métrage ne dépasse jamais le stade de la simple allégorie et ce faisant, apparaît comme le laboratoire d’expérimentations d’un cinéaste ne parvenant pas à mettre en scène le simulacre avec la même maestria que dans ses entreprises plus tardives.