Après avoir écorché les pionniers américains et sapé les fondamentaux de la libre entreprise dans There Will Be Blood, Paul Thomas Anderson ébranle la pax americana avec The Master, fresque aussi virtuose que déroutante sur l’Amérique de l’après-guerre et ses mentors escrocs.
Aux derniers jours des combats, sur les plages du Pacifique, des marines livrés à eux-mêmes tuent le temps à coup de bastons improvisées et de litres de bière. La démobilisation leur apporte moins le soulagement d’être enfin libérés de leur devoir militaire que l’angoisse de devoir retourner à la vie civile. Figure matricielle du cinéma américain depuis le Tom Holmes morphinomane de Wellman (Heroes for Sale, 1933) jusqu’au Travis Bickle psychopathe de Scorsese (Taxi Driver, 1976), le vétéran, héros de la nation et paria de la société, incarne la face de Janus de l’Amérique. Freddie Quell appartient à cette génération d’inadaptés engendrés par la guerre, que le retour à la vie civile laisse aussi démunis que les classes laborieuses qui errent dans une Amérique moins prospère que ne le vantent ses affiches publicitaires. Un temps photographe dans une galerie commerciale aussi rutilante qu’un décor de Mad Men, le goût prononcé de Freddie pour l’alcool et la violence l’expédie bientôt vers des tâches plus avilissantes, jusqu’à ce qu’une nuit d’ivresse et d’errance le conduise à bord du navire où Lancaster Dodd, tout à la fois écrivain, magnétiseur et métaphysicien, dont la face replète et rougeaude n’enlève rien au charisme, le recueille comme un orphelin.
L’époque est propice aux nouveaux gourous et Quell voit dans cet homme aussi jovial qu’imprévisible une figure de père, fédérant autour de sa « cause » (le nom qu’Anderson choisit avantageusement de donner à ce culte proprement scientologue) une clique de fidèles largement composée de bourgeoises égarées. Moins transi qu’un Robert Duvall et plus civilisé qu’un Robert Mitchum, Philip Seymour Hoffman campe un prédicateur qui joue plus volontiers de la manipulation et du paternalisme que de la transe mystique. Librement inspiré de la vie de L. Ron Hubbard, fondateur de l’Église de scientologie, The Master délaisse la piste attendue du biopic et entreprend de décortiquer la filiation maudite entre le maitre et son disciple. Le moindre des talents d’Anderson est d’en confier l’interprétation à deux acteurs aussi magistraux qu’opposés dans leur jeu : l’animalité de Joaquin Phoenix en alcoolique rustre toujours sur le point d’exploser contre l’intellectualisme et la séduction de Philip Seymour Hoffman en faux prophète d’une religion infusée de mesmérisme, et qui peut rapporter gros. Rictus en berne et démarche mal assurée, Phoenix avance comme un fauve dans cet univers d’escrocs aux bonnes manières. Nul doute que le couple qu’il forme à l’écran avec Seymour Hoffman constitue l’une des alchimies les plus réussies du cinéma d’Anderson ces dernières années et The Master laisse tout l’espace nécessaire à leur performance. Au point de perdre le fil de son ambitieuse chronique : lancé dans une campagne promotionnelle aux allures de croisade, Dodd est finalement arrêté à Philadelphie et emprisonné un temps avec son turbulent protégé, qui l’abandonne à la première occasion. Malgré 2h17 de film, Anderson peine à dénouer la relation aussi ambiguë que fascinée qui unit les deux hommes, et la deuxième partie du film ébauche des directions plutôt incertaines, abandonnant en chemin des personnages qui auraient mérité plus de développement – comme celui d’Amy Adams, sous-employée en épouse faussement angélique dominant dans quelques scènes ahurissantes son prophète de mari.
Anderson maîtrise en revanche son sujet de bout en bout quand il s’agit d’en esquisser l’atmosphère et le décor : cadres grandioses servis par un format 70 mm peu usité au cinéma, mouvements de caméra virtuoses ne laissant rien échapper du ballet cérémonieux de la haute société ou de la pantomime enragée de Phoenix, et lumière mordorée de la nuit tombant sur la baie de San Francisco composent une image impeccable avec la complicité de Mihai Malaimare Jr (directeur de la photographie sur Tetro et Twixt de Coppola). La conduite d’un récit aux temporalités multiples tient elle aussi de la prouesse, il suffit pour s’en convaincre d’observer, après un prologue dans l’ivresse exotique des derniers jours de la guerre, ce portrait féminin en plan fixe, écho aux souvenirs du marine Quell auditionné par un psychiatre avant son retour à la vie civile : on est tenté d’y voir un visage du passé, Anderson nous dupe en fait avec une ellipse qui nous mène droit à la profession de photographe qu’exerce Quell rentré en Amérique. Sans grands artifices ni pompeux flash backs, Anderson laisse ainsi apparaître en transparence le trauma d’une guerre qui vampirise encore les esprits.
Là où le bât blesse pourtant, c’est dans l’épure revendiquée d’un scénario qui n’assume aucune direction, Anderson dressant le portrait d’un Pygmalion qui échoue à former son élève et noyant leur relation dans une zone d’incertitude. Le cinéaste se sera ainsi soigneusement épargné de prendre position sur la dimension sectaire du culte instauré par le sulfureux Dodd, si bien qu’il peut se targuer d’être toujours l’ami de Tom Cruise (son acteur dans Magnolia) après lui avoir montré le film. Généalogie d’une filiation abominable, The Master éprouve, sans jamais la démêler, cette intimité perturbante entre le maître et son disciple, le thérapeute et son patient, le père spirituel et son « fils ». En sorte que la farce de cet improbable couple, entre béhaviorisme dévoyé et dianétique, signe plutôt le formidable portrait d’une Amérique d’après-guerre peuplée d’âmes errantes et livrée aux charlatans.