Licorice Pizza, le neuvième long-métrage de Paul Thomas Anderson, tire son titre farfelu d’une chaîne de magasins de disques basée en Californie du Sud, qui connut un franc succès dans les années 1970. Le réalisateur déclare volontiers que le nom de cette enseigne – lui-même emprunté à un numéro d’Abbott & Costello – lui évoque mieux que tout autre un imaginaire englouti ; celui de sa jeunesse dans la San Fernando Valley, où il vit toujours. L’un de ces magasins, à San Diego, fournit d’ailleurs le cadre d’une scène de Fast Times at Ridgemont High, teen movie culte d’Amy Heckerling, ici revendiqué par Anderson comme sa principale influence aux côtés d’American Graffiti de George Lucas. Ce récit d’apprentissage, scandé par des tubes ou des raretés vintage qu’on dirait programmées par un juke-box, est ainsi à la fois autobiographique et ultra référencé sur les plans filmique et musical. D’où l’impression de découvrir une œuvre en forme de patchwork, un montage aléatoire de séquences disparates autant mises en sons qu’en scène. C’est qu’après le détour londonien de Phantom Thread, Anderson reprend son exploration intime de Los Angeles et de ses maléfices hollywoodiens, dont la démystification n’exclut pas des ravissements plus triviaux, sublimés par la force du souvenir.
Ma petite entreprise
Comme Phantom Thread, Licorice Pizza débute par un flirt inattendu, à ceci près que la différence d’âge a remplacé la différence de classe : Gary Valentine (Cooper Hoffman, le fils de Philip Seymour Hoffman) est un lycéen de 15 ans ; Alana Kane (Alana Haim, membre du trio pop Haim), la vingtaine, est quant à elle l’assistante d’un photographe scolaire aux mains baladeuses. L’adolescent rayonne d’une confiance un rien excessive pour un garçon de son âge, qu’il faut sans doute mettre sur le compte de son expérience d’enfant acteur. Sa carrière semble toutefois faire du surplace, à en juger par ses auditions infructueuses, et Gary, avant même d’avoir atteint sa majorité, songe déjà à sa reconversion. Nous sommes en Californie, en 1973, et tout naturellement, il se réinvente en self-made man, en faisant montre d’un flair, voire d’un arrivisme, qui le conduira à miser coup sur coup sur le business des lits à eau puis celui des flippers, lesquels s’apprêtent à être légalisés après avoir été assimilés dans un premier temps à des machines à sous.
La machine à sous, c’est bien entendu l’Amérique, dans laquelle les pièces s’amoncellent comme un tas de rêves perdus. Le rôle que tient Cooper Hoffman n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui du maître-chanteur campé par son père dans Punch-Drunk Love, « Roi du matelas » le jour et extorqueur la nuit venue des usagers du téléphone rose. Mais l’heure est encore aux maladresses d’une première idylle, qui s’expriment de manière désopilante lors d’un appel téléphonique où la comédie romantique se teinte de gravité, un rival plus âgé s’étant entretemps imposé au détriment de Gary. Leur silence embarrassé est emblématique de la touchante bizarrerie d’Anderson vis-à-vis des femmes, sur lesquelles il continue de poser le même regard empreint de fascination et de gaucherie que son personnage. Dans Licorice Pizza, si l’amour n’est pas aussi vache que dans Phantom Thread, où tous les coups étaient permis, y compris l’empoisonnement, il n’en reste pas moins un sport de combat, dont les épreuves se disputent sur tous les terrains : à pied (Gary et Alana sont souvent en train de courir, côte à côte ou à la recherche l’un de l’autre, soutenus dans leur élan par de magnifiques travellings latéraux) ; à moto, lors d’une cascade effectuée par une star ivre sur le déclin ; et enfin au volant d’un camion qui dévale silencieusement Beverly Hills en marche arrière, moteur éteint, comme s’il glissait sur un toboggan.
Pizza Yolo
Cette dernière scène renvoie à Boogie Nights où, déjà, une Corvette garée en pente permettait d’échapper à la furie d’un dealer local. À plus d’un titre, Licorice Pizza propose une relecture à la fois intimiste et débridée de ce film très démonstratif, le deuxième de PTA, qui avait assuré à son réalisateur une notoriété internationale. Eddie Adams (Mark Wahlberg) et Gary Valentine ont le même profil d’ado « provincial » déterminé à réussir quoi qu’il en coûte, si ce n’est que le premier aspire à devenir une vedette (du porno), là où le second renonce à sa quête de notoriété pour des gratifications plus immédiates. De ces portraits de hustlers, suinte une vision de la masculinité pervertie par le capitalisme, très éloignée de celle, iconique, exaltée par Tarantino, dont les antihéros – Django, Cliff Booth –, peuvent altérer le cours même de l’Histoire. Chez Anderson, les hommes font souvent preuve d’une intransigeance monstrueuse dans leur métier (le prospecteur de There Will Be Blood, le couturier de Phantom Thread) ou s’enorgueillissent d’une virilité performative ou hypertrophiée (le gourou incel Frank T.J. Mackey dans Magnolia, Eddie Adams et son membre démesuré), tous ayant en commun une méconnaissance de soi vertigineuse. Dans cette galerie de pantins grimaçants, prennent place aujourd’hui Jon Peters (Bradley Cooper, que l’on croirait surgi de Shampoo) et Jack Holden (Sean Penn, dans une parodie de William Holden), dont les rodomontades, aussi divertissantes soient-elles, en disent long sur les ravages de la culture de la célébrité.
Chez Anderson, les hommes sont aussi d’éternels enfants, qui ne peuvent s’émanciper qu’en mettant fin à des relations quasi incestueuses avec leurs sœurs ou mères de substitution. Ici pourtant, c’est Alana que sa famille omniprésente étouffe, confirmant que les femmes ont changé de statut dans ce cinéma où elles ont longtemps occupé une place plus périphérique, depuis l’invocation de Shasta (Katherine Waterston) dans Inherent Vice par une narratrice prénommée Sortilège. Après avoir révélé Vicky Krieps (Phantom Thread), le réalisateur démontre une fois encore la direction d’acteurs exceptionnelle dont il est capable avec Haim, merveilleuse dans ce tout premier rôle où elle brille par sa cinégénie et la précision de son jeu. À mesure que l’instinct d’entrepreneur de Gary prend le pas sur ses ambitions artistiques, Alana se fraie un chemin dans les circonvolutions du récit, avec pour seule boussole la certitude que cette relation peut la révéler à elle-même. Peut-être ne survivra-t-elle pas à la perte de leur innocence, déjà actée par l’entrée à l’âge adulte en pleine crise pétrolière et les désillusions politiques endurées auprès d’un candidat à la mairie de Los Angeles (Benny Safdie). Mais en mêlant jusqu’à les confondre la petite et la grande histoire, Licorice Pizza réenchante ce moment charnière en se livrant à un collage de réminiscences où le passé n’est jamais idéalisé ou simplifié. La justesse de son évocation tient à une mise en scène calée en permanence sur le rythme trépidant de ce couple, qui se cherche à tâtons dans une nuit illuminée.