Diffusé sur la (précieuse) plateforme VOD MUBI et projeté en France pour quelques séances exceptionnelles, le nouveau film de Paul Thomas Anderson (PTA) nous arrive donc par des voies inhabituelles. Sans doute est-ce dû au statut particulier de Junun dans la filmographie du cinéaste américain. Qui aurait cru, après There Will Be Blood, The Master et Inherent Vice, que PTA nous offrirait un documentaire musical ? Qui aurait cru, après trois films de cette ampleur, purs délires du XXème siècle américain, questionnant aussi bien le capitalisme, la mégalomanie que le mysticisme, que PTA se cantonnerait à une œuvre si modeste et consacrée – a priori – à une simple expression artistique ? Certes Junun ne sort pas de nulle part puisque le réalisateur suit, presque comme un prétexte, Jonny Greenwood, compositeur attitré de ses derniers longs métrages et membre, s’il y a besoin de le rappeler, de Radiohead, dans son voyage au Rajasthan, au nord-ouest de l’Inde, où il est accueilli par le maharadjah de Jodhpur qui les autorise à résider au fort de Mehrangarh. C’est là que Greenwood enregistre un album avec le compositeur israélien Shye ben Tzur, ainsi qu’un groupe de douze musiciens indiens réputés. La session d’enregistrement filmé par PTA dura un mois entier, aboutissant à une performance scénique au World Sacred Spirit Festival de Jodhpur, le 13 février 2015, et à un film de 54 minutes, intitulé donc Junun.
Electricity
Junun se compose ainsi comme un album : les chansons, comme des pistes, qui se succèdent résonnant dans une grande salle aux impressionnants ornements – salle où les musiciens se retrouvent pour jouer en cercle. PTA les filme dans de larges panoramiques, jusqu’à les enrouler dans des mouvements à 360°, comme enivré par la musique qui se module devant sa caméra. On pourrait réduire aisément le film à cette simple captation, tant Junun semble n’avoir aucune autre occupation, au point de jouer étrangement d’accélérés et de time-lapse condensés entre ses prises, pour arriver au plus vite à la nouvelle composition qui se met en place. C’est ainsi, qu’en moins d’une heure, le film ne prend pas le temps de s’attarder sur ses a‑côtés, trop concentré sur ce cérémonial et à en représenter les coulisses improvisées dans cette prison dorée. D’où ces brefs instants de repos amenés comme des pannes de power, d’électricité qui ne circule plus ou comme une perte de temps que le montage tente de compenser et qui empêche de retrouver l’intensité vibrante de la communion artistique – le premier carton du film instaurant un parallèle religieux entre le début de la performance musicale et un appel à la prière. Mais ce serait oublier un peu vite ce que PTA semble intimement avoir trouvé dans ce fort du XVème siècle qui devient progressivement une forteresse coupée du monde où une communauté mystique s’évertue à perpétrer un étrange rituel musical. Sans doute le jeune prodige américain, transformé en gourou établissant ses règles de mise en scène, a‑t-il entrevu en ce royaume ce que ses personnages cherchent vainement dans ses films, au point de s’en cogner la tête contre les murs : un lieu où une fratrie intellectuelle et sensorielle se réunit en un condensé de gestes, de sons et de puissances, et où la recherche du plaisir se joue à chaque instant.
Loin du fracas de la ville – que le film côtoie parfois mais soit pour mieux revenir se réfugier dans son écrin aux mosaïques étincelantes, soit s’en éloigner dans le ciel par l’utilisation de drones – Junun déroule sa mélancolie comme une pelote de voix et de sonorités qui semble se répandre, comme un fluide invisible, dans la cité. Alors on se surprend à confondre la voix d’un gardien d’oiseaux interviewé avec les chanteurs de la formation. S’y dit ainsi la profonde écoute de PTA et la capacité de Junun à faire apparaître un devenir-chant de la parole, se substituant aux dialogues pour atteindre une perception sonore nouvelle dans son cinéma. Peut-être que Junun inaugure un chemin dans lequel PTA pourrait s’engouffrer. Une comédie musicale ? On ne pourrait que le souhaiter, mais elle ne pourrait que lorgner vers le fantastique, à l’image du virage pictural que prend Junun à mi-parcours. S’y déploie une obscurité progressive contrebalancée par de puissants éclairages aux couleurs primaires, d’où sourd une inquiétude ténue qui rappelle la folie qui s’empare des personnages du Narcisse noir de Michael Powell – film qui, lui aussi, installé sur un rocher venteux et escarpé, était troublé dans ses rituels immuables par la soudaine voix du monde.