L’une des spécificités du cinéma de Paul Thomas Anderson est qu’il cherche moins à étudier les affects de ses personnages qu’à les épouser formellement ; le metteur en scène accompagne leurs errances et leurs coups de sang jusqu’où sa caméra peut le porter. À ce titre, Punch-Drunk Love s’inscrit pleinement dans la lignée des autres films du cinéaste, en embrassant les remous de son héros, Barry Eagan (Adam Sandler). Dès la scène d’ouverture, ce petit patron californien laisse entrevoir ses névroses : alors qu’il cherche à tirer profit des clauses de vente en supermarché du poulet teriyaki, la double apparition d’un harmonium et d’une jeune femme (Lena, jouée par Emily Watson) dérègle son quotidien déjà pourtant chaotique. Le film figurera dès lors les circonvolutions nerveuses et les soubresauts de son personnage. Ainsi, lorsque Barry récupère l’harmonium au bout de sa rue, « PTA » décompose la scène en plusieurs temps. Une succession de plans larges, calmes, silencieux et empreints de l’hésitation du personnage, encapsule d’abord le jeune homme face au piano défait. Le passage d’un camion rompt alors violemment le silence, avant qu’un brutal raccord dans l’axe ne montre Barry s’enfuir à toutes berzingues, l’instrument dans les bras.
C’est de ce type de ruptures que le cinéaste tire la moelle de son héros tumultueux, en misant sur les sautes de rythme et de ton. D’où que la mise en scène soit comme le personnage, toujours sur le qui-vive. En témoigne cette séquence, lorsque l’une des sœurs de Barry vient au hangar lui présenter officiellement Lena après une première rencontre officieuse. Les long plans sont en permanence dérangés par des aléas intempestifs : chutes de Barry, coups de téléphone à répétition, péripéties en arrière-plan, si bien que le steadicam est remplacé en cours de route par une caméra portée à l’épaule, actant la perte de contrôle sur les événements en cours. Tous les personnages vont et viennent, s’emportent, se calment, se relancent, à l’image de Lena qui, dans un énième soubresaut, se retourne vers Barry – la caméra, qui n’arrive plus à suivre, doit alors passer derrière de longs murs blancs en espérant retrouver au bout les deux futurs amoureux.
Contre-jours et contrecourants
Chez PTA, les personnages, jusques aux plus isolés, ne sont jamais strictement seuls mais pris dans un jeu de relations multiples qui les détermine. Elles sont ici comme infusées par la nature bipolaire de Barry, à l’image de la romance naissante avec Lena. La mise en scène joue constamment de leur opposition, comme deux pôles opposés gravitant jusqu’à s’attirer irrésistiblement. Le travail des couleurs, s’interpénétrant tout au long du métrage, est à ce titre remarquable : de nombreux lens flares tapissent l’image de reflets rouges et bleus, comme la marque de sentiments abrupts et parasites – le rouge de la robe de Lena empiétant sur le bleu du costume de Barry, et inversement. Dès leur première rencontre, une raie de lumière découpe le plan, dessinant déjà, par cette irisation rouge et bleue, l’amour en devenir. Et c’est à un contre-jour qu’échoie le rôle de réunir les deux personnages, tamisant dans l’ombre leurs couleurs respectives pour en détourer les silhouettes lors d’un baiser célèbre sur fond, là aussi, rouge et bleu.
Les sautes de nerfs du personnage ne semblent d’ailleurs pas véritablement entraver le développement de la romance, mais au contraire l’accompagner. En témoigne la scène du rendez-vous au restaurant, qui prend un tour inattendu sous l’impulsion de gestes nerveux. Lorsque Lena fait part à Barry d’une histoire humiliante qu’elle a apprise à son sujet, il se crispe immédiatement : sa main bat d’ailleurs brusquement le vide, comme pour retenir un coup. Ce geste est d’autant plus frappant que la caméra ne le recadre pas : trop brusque pour être saisi au vol, il rompt l’équilibre du plan fixe qui contient les deux personnages et marque un tournant dans la scène. Tournant confirmé quelques secondes plus tard, lorsque Barry détruit les toilettes du restaurant l’espace d’un intermède rageur dont la violence est augmentée par la saturation du bruit des coups. Il est d’autant plus étonnant alors, lorsque les amoureux sont priés de quitter le restaurant, de constater que le cinéaste ne lâche pas la part romantique de la scène : la musique relance une mélodie sentimentale, tandis que la gêne provoquée par la sortie dépêchée devient celle des deux amoureux, qui n’osent pas se regarder, trop émus l’un par l’autre. Ainsi la romance est-elle construite en harmonie avec les brusques changements d’humeur du personnage. On ne sait d’ailleurs pas si, à la fin du film, Barry Eagan pourra trouver quelque apaisement. Reste qu’avec le dernier travelling, qui recadre doucement les deux amants, une brèche s’ouvre. « So here we go », lance Lena : c’est toute la beauté de Punch-Drunk Love que d’avoir tracé, tendrement, ce tremblant sillon vers la joie.