Chose étonnante : l’œuvre du romancier Thomas Pynchon, figure de la modernité littéraire américaine en activité depuis un demi-siècle, n’avait jamais été adapté au cinéma. Œuvre digressif, dense, extravagant, propre à impressionner les réalisateurs mais sans doute ne faut-il justement pas s’étonner que Paul Thomas Anderson, rompu aux enchevêtrements narratifs en tous genres, ait franchi le pas le premier – mieux vaut tard que jamais. Inherent Vice, publication récente de Pynchon (2009), suit les investigations tortueuses de Doc (Joaquin Phoenix), détective privé et junkie, dans le Los Angeles psychédélique de 1970, à la recherche d’une fille, puis d’un homme d’affaires, puis peu à peu tout simplement d’une vérité qui se dérobe insolemment à lui. Développant une confusion narrative assez repoussante, au premier abord, puis intrigante, et en fin de compte presque jouissive, libératrice, le film oscille entre décrépitude hippie et authentique bouffonnerie mais n’arrive tout de même pas à nous convaincre totalement.
Master-mind ?
Il y a sept ans, la carrière (ou l’œuvre, selon la préférence) de Paul Thomas Anderson connaissait avec There Will Be Blood un soubresaut assez inespéré. Balayant tous les signes de fléchissement du sale gosse d’Hollywood, le film renversait la balance sur à peu près tous les terrains : bon accueil critique, récompenses de prestige, faveurs du box-office (providentielles pour un auteur alors de plus en plus déficitaire), etc. Mais là n’est pas l’essentiel. Un vieux soupçon selon lequel on aurait trop vite érigé ce faux génie en démiurge scorsesien, boulet traînant aux chevilles de PTA depuis ses tout débuts, s’est comme détaché de lui à cet instant. C’est à une nouvelle allure que l’auteur a pu soudain se mettre à marcher, allure moins pétaradante, pas vraiment plus rapide mais comme allégée, s’avançant librement dans les méandres de ses récits, d’une façon presque oublieuse : comme les antagonismes de There Will Be Blood qui se font et se défont (le prêtre, le frère, le fils, etc.), disparaissent les uns après les autres d’un film qui semble simplement se désintéresser d’eux ; comme, encore, le balayage temporel distendu de The Master, œuvre encore plus élastique que la précédente.
À un principe de fil d’Ariane (le téléphone arabe de Magnolia, rebondissant agilement d’une trame à une autre), le second temps de la carrière de PTA a substitué une écriture en sac de nœuds bien plus flottante et tortueuse, dont Inherent Vice serait sans doute le point d’incandescence. Impossible, ou presque, d’en suivre l’intrigue : l’expérience du film se résume bien vite à la contemplation d’un magma en mouvement où les personnages, les odeurs, les matières, les informations, tournoient toutes ensemble et reproduisent à l’infini la même confusion. On s’en inquiète d’abord, avant d’y percevoir une sorte de délivrance : le film défile comme un délire de malade, une nausée hallucinogène ; ses frontières se dissipent, les chapitres semblent intervertis, il ne nous est suggéré en somme que de nous abandonner à ce grand dédale amnésique.
Génération désenchantée
Inherent Vice perd vite son cap et vogue donc au hasard des flots : pour tout horizon, un grand effeuillement de la fin des enchantements hippies. Au fil des pérégrinations de Doc, d’un asile de fous à un salon de massage, une même sensation d’euphorie fanée parcourt toute la faune du récit : des doux junkies aux brutes endurcies, des savants fous aux filles de la plage, la fête est passée et les rides se creusent. Le massacre perpétré par le clan Manson, régulièrement réinvoqué dans les dialogues comme un fait d’actualité contemporain de l’action, vient y sonner le glas du flower power : d’une utopie collective, les sixties se sont mues en une épidémie de solitude, un Styx en crue ruisselant ses dernières eaux dans les rues de Los Angeles, charriant avec elles quelques pauvres âmes hagardes qui se croisent sans se reconnaître. C’est certainement l’une des plus belles idées du film.
Ainsi l’on pourrait volontiers faire d’Inherent Vice le dernier volet de cette contre-histoire de l’Amérique contemporaine qui fut le second souffle de Paul Thomas Anderson : contre-histoire entamée par la prospection démoniaque du pétrole, poursuivie dans les passions pseudo-religieuses de l’après-guerre, et achevée sur l’évanouissement morbide du psychédélisme ; donc une histoire de la démence et des regrets, des utopies malades et de leurs médiocres prophètes ; une histoire, également, enivrée de vapeurs chimiques (le pétrole, l’éther, l’héroïne). Mais PTA reste ce qu’il a toujours été, à savoir un excellent faiseur de séquences pourtant perdu dans ses propres films, bien meilleur performeur qu’architecte : il y a dans Inherent Vice beaucoup à savourer, pas grand-chose à retenir. Il restera tentant d’y voir une sorte de Grand Sommeil cuisiné à la marijuana et aux acides : même enquête tentaculaire qui se transforme peu à peu en spirale intériorisée par le détective, même défilement cauchemardesque des visages des suspects et des victimes, en farandole infernale. Cependant il reste étrangement impossible de ranger le film de Hawks à côté de celui d’Anderson : sans doute parce que les engrenages du premier semblent toujours mus par une intelligence et une mémoire qui manquent, bien cruellement, à la frénésie du second.