La collection « Que fabriquent les cinéastes » chez Capricci, qui a déjà édité Dans la chambre de Vanda de Pedro Costa et La Vallée close de Jean-Claude Rousseau, défie les lois des rubriques : DVD avec gros livret en bonus ou livre accompagné du DVD ? Les deux, mon général. Un bien beau projet éditorial, en tout cas, où un véritable travail théorique et iconographique mené en collaboration étroite avec le réalisateur lui-même fait du film la matière à réflexions sur le travail de cinéaste et à rêveries cinéphiliques plus que l’objet d’une promo anecdotique.
À sa sortie, on avait émis quelques réserves à l’endroit de Honor de Cavalleria. Une re-vision en salle et un DVD plus tard, on peut dire qu’on avait tort.
Obnubilé, sans doute, par l’étonnante beauté plastique du film (tourné, d’ailleurs, avec la même caméra DV que Pedro Costa), on avait fait l’impasse sur l’extraordinaire matérialité du son qui, des cliquetis d’arme aux froissements d’herbes sèches, des grincements du cuir au chant des cigales, donne intensité, vie, micro-événements à la temporalité lente et elliptique du film.
On avait minimisé l’extraordinaire capacité du film, tout entier plongé dans l’instant présent, à surprendre, à laisser des béances dans le récit favorisant des surgissements fulgurants de personnages inconnus.
On n’avait pas fait attention au regard de cette caméra qui observe, indécise, se posant parfois pour mieux repartir à l’affût, tremblotant, cherchant automatiquement le point, telle une créature à mi-chemin entre la machine et l’animal.
On avait surtout oublié les comédiens, leur étrange et opaque être-là – animal lui aussi, de l’ordre de la fière rumination chez Don Quichotte, du mutisme massif chez Sancho Pança.
Tout cela – qui pourrait n’être après tout qu’une compilation d’effets formels – concourt à faire de Honor de Cavalleria une œuvre emplie de mystère sans jamais qu’il en soit fait étalage, une bien belle errance aux confins jamais très distincts de la folie. Et surtout le portrait troublant d’une fidélité et d’un amour inébranlables entre un maître et son serviteur, ne faisant pas l’impasse sur l’incurable paternalisme du premier et les réticences du second – quoique la critique de la structure sociale ne soit pas son affaire, et que son éloge de la liberté s’en accommode très bien…
En jetant un coup d’œil à la structure du livre, on est pris d’appréhension : tous les plans du films sont commentés un à un. On redoute l’analyse filmique plan-plan, les anecdotes sur le pourquoi et le comment. Il y a de ça, mais sur un mode qui n’entame en rien le mystère et les beautés du film. La faconde d’Albert Serra fait du texte une passionnante causerie sur le cinéma, fondée sur un parcours singulier (c’est un autodidacte) et traversée de provocations (c’est aussi un dandy notoire).
Serra s’enorgueillit ainsi de ne pas avoir reçu d’aides institutionnelles (le film a été financé par un riche mécène de sa petite catalane), ce qui lui paraît en parfaite cohérence avec l’esprit du film, et affirme que la vraie récompense ne pourra venir « que dans l’autre monde »… Il explique aussi comment il en est venu à poser la caméra à ras d’herbe, en mode pictural, pour les scènes banales et à la faire porter, en mode naturaliste, pour les délires mystiques – apparent paradoxe qui donne toute sa calme beauté au film. Comment il s’est ensuite exclusivement concentré sur ses acteurs, laissant à ses opérateurs (dont un nonchalant amateur de joints) le choix des cadres lors de très longues prises pour bonne part improvisées – d’où ces moments si beaux où la caméra semble être une créature paresseuse qui « se limite à bouger un peu la tête pour voir ce qui se passe ».
Serra développe aussi ses conceptions de l’adaptation littéraire (l’infidélité comme preuve de créativité, bonne ou mauvaise ; l’inspiration trouvée dans d’autres ouvrages) et du film d’époque : il ne s’agit pas de faire comme si on y était pour de vrai, mais plutôt comme si le passé était maintenant. Ce qui passe par des gestes instinctifs de la part de ses acteurs non-professionnels, jamais aussi bons que lorsqu’ils n’ont pas conscience d’eux-mêmes et que la caméra capte un écart troublant entre eux et leur personnage, quelque chose de l’ordre de l’enfance ; des gestes qu’on peut juger modernes, anachroniques, davantage parce qu’on ne les voit jamais dans les films en costumes que parce qu’on sait qu’ils ne se faisaient pas à l’époque.
Ce qui intéresse Serra chez le Quichotte, c’est la statue fragile, le héros pas sûr de lui. Il est amusant qu’à l’inverse, le cinéaste catalan se montre si sûr de lui, établissant des analogies flatteuses, n’hésitant pas à se mettre au niveau des influences plus ou moins conscientes qu’il convoque, illustrées par une superbe iconographie : Malick, Ozu, Langdon, Picasso… Celui qui joue le « faux amateurisme » contre le « faux professionnalisme » (c’est-à-dire le geste artistique contre la qualité technique) n’est pourtant pas à un paradoxe près, expliquant, avant de louer la production en opposition à la reproduction, que la qualité de ses films tient de son conservatisme foncier et de son refus de l’expérimentation au profit de la solution la plus simple…
Artisan téméraire ou artiste faussement modeste ? Un cinéaste qui compte, quoi qu’il en soit, et dont les foisonnantes réflexions sur ce qu’il fabrique ne manquent pas d’intérêt.