Gilliam et Don Quichotte. L’analogie s’est imposée au fil de ces vingt-cinq dernières années, tandis que se succédaient les annulations et relances de cette « adaptation » du roman de Cervantès. La comparaison est d’ailleurs devenue un poncif parmi les propos de ses détracteurs : Gilliam n’aurait ainsi jamais été l’artiste génial à la hauteur de sa réputation, pas plus que Don Quichotte un véritable chevalier. On peut certes se limiter à sourire du résultat de cet acharnement contre ces satanés moulins à vent, à coups de coproductions intenables qui lui ont valu des démêlés en justice jusque dans les derniers jours avant la présentation du film à Cannes. Mais une telle posture reviendrait à s’interdire de voir à quel point cet Homme qui tua Don Quichotte est émouvant de simplicité.
Être Sancho
Nous entrons dans le film avec Toby (Adam Driver), réalisateur cynique et détaché d’un spot publicitaire tourné en Andalousie. Après quelques mésaventures, le voilà contraint d’incarner le rôle de Sancho dans une escapade absurde auprès d’un vieil excentrique, Javier (Jonathan Pryce). Ce dernier avait joué dix ans plus tôt le personnage de Don Quichotte dans le film de fin d’études de Toby, pour ne plus jamais sortir du rôle depuis. À partir de ce point de départ alambiqué, Gilliam s’engage dans une variation contemporaine du roman de Cervantès étonnamment fidèle à son esprit initial. Mais surtout, il trouve ici le terrain idéal pour mettre en scène une nouvelle fois la grande idée qui traverse tous ses films : la libération par l’imaginaire.
L’Homme qui tua Don Quichotte se démarque pourtant de ses précédentes réalisations par sa relative sobriété. Non pas que Gilliam ait abandonné la loufoquerie qu’on lui connaît, mais il a fait de l’apparition de ses extravagances visuelles un des principaux enjeux de la narration. Pendant toute la première partie du film, les délires de Javier restent invisibles, si ce n’est par ses réactions face à ce que lui seul peut voir. On observe ce passeur d’imaginaire jouer son personnage chevaleresque tel un adulte incarnant son rôle avec ferveur face à un public enfantin. Jonathan Pryce, théâtral et malicieux, fait ici des merveilles dans cet emploi à double fond d’un acteur donnant vie à un personnage (Javier) qui est lui-même acteur d’un autre personnage (Don Quichotte). Toby, mis dans le rôle du spectateur forcé de ses délires, bougonne, hurle, se détourne, avant de s’engager dans le parcours initiatique de redécouverte d’un imaginaire partagé autrefois. Adam Driver, avec son physique entre deux âges, se prête alors parfaitement à ce panel d’expressions (certainement mieux que ne l’aurait certainement jamais fait Johnny Depp d’ailleurs). Portée par un duo de comédiens aux envolées jubilatoires et communicatives, la relation des deux protagonistes devient ainsi le cœur de ces nouvelles aventures de Don Quichotte et Sancho.
Être Don Quichotte
Ce n’est pas une surprise avec Gilliam, le film se révèle tout de même très inégal. La plupart des personnages secondaires se réduisent au rang de simples caricatures, et la lourdeur comique dont le réalisateur est coutumier ne sera pas du goût de tout le monde. Certains traits d’humour viennent d’ailleurs se frotter à quelques sujets desquels on préfère bien souvent rester éloigné aujourd’hui. Mais il ne faudrait pas là voir autre chose que cette affirmation récurrente chez le réalisateur que l’on peut rire de tout. Et puis, n’est-ce pas ce que fait justement le personnage de Javier, dont la folie, peut-être simulée, lui assure la liberté de l’impertinence, aussi infantile soit-elle ?
C’est ainsi que les plus belles réussites du film tiennent, assez paradoxalement, en ce que L’Homme qui tua Don Quichotte trouve dans l’époque actuelle un écrin idéal (alors même qu’il a été écrit dans les années 1990). Gilliam conserve cette approche qui a contribué à la pérennité du roman de Cervantès : le jeu de Javier génère, par le décalage qu’il entretient avec le monde qui l’entoure, un regard satirique sur son époque. La notre, au contact de ce noble chevalier, révèle avant tout ses peurs : peur de l’humiliation, peur des délais, peur de la perte d’un contrat, peur du terrorisme… Don Quichotte est en ce sens un véritable sauveur, tant, par sa simple posture, il transforme tout ce qui l’entoure. Car lui seul, au contraire de tous les autres, n’est effrayé par rien. Le seul véritable ennemi qui le dépasse est ce personnage entièrement maléfique, maître de l’argent et du divertissement dégénéré. Considérant que Javier est désormais sa propriété, il ordonne à sa cour de rire de lui. Plutôt que de participer au plaisir du jeu en commun, il s’agit alors de rire du conteur.
L’Homme qui tua Don Quichotte n’exprime pas pour autant le regret d’une époque révolue : en témoigne le surgissement final des créatures en images de synthèses, à l’occasion d’un passage entre générations. Après cette longue réappropriation d’un imaginaire invisible, ces apparitions se révèlent pour ce qu’elles sont : des images créées de toutes pièces, nées d’un délire, qui peuvent incarner quelque chose uniquement parce que celui qui les voit considère qu’elles ont une existence. Pas besoin de « réalisme » de la représentation pour cela, seulement de la volonté de celui qui regarde, sans quoi il ne s’agit que d’un spectacle son et image. Michel Foucault évoquait Don Quichotte en tant que « fou, entendu non pas comme malade, mais comme déviance constituée et entretenue, comme fonction culturelle indispensable » . C’est clairement ce que nous donne à voir Gilliam, qui n’avait pas réalisé un hommage aussi poétique à cette folie libératrice depuis bien longtemps.
Quant à la question de savoir si la légendaire production de ce film fait désormais partie de l’œuvre, l’on serait de tenté de répondre que oui, bien au-delà des clins d’œil disséminés ici et là en référence aux embûches qui se sont dressées sur le chemin du réalisateur. Mais où l’on aurait tendance à estimer qu’un film ayant nécessité tant d’années pour exister serait condamné à n’être qu’un chef d’œuvre ou rien du tout, Gilliam nous prouve le contraire, en se contentant d’être simple, drôle, et fidèle à ce qu’il a toujours fait. De ce point de vue, il est certainement comparable à un Don Quichotte contemporain, n’ayant jamais peur du ridicule, continuant à offrir une imagination étanche à toutes les modes, qui peut être partagée avec quiconque veut bien s’y abandonner comme un enfant. Et c’est tout à son honneur.