Du bas de la morosité qui la caractérise, la critique française a un peu omis de s’indigner de cette chose peu ragoûtante que sont les films supposés indépendants hollywoodiens. Elle a même parfois cédé au racolage de leur argument publicitaire : des films dont le budget restreint impose des sujets plus intimes, indépendants de la volonté des studios, donc plus libres, donc moins « grand public », donc mieux. En ayant développé leur propre ton branchouille et leurs thèmes petit-bourgeois au fil des festivals de Sundance, ils revendiquent une démarcation nette vis-à-vis d’un cinéma plus établi, ce qui ne signifie pas qu’ils sont différents mais qu’ils ne se positionnent que par rapport aux autres films, un double négatif qui n’est rien d’autre que le revers d’une seule et même pièce, soit la même chose mais en moins honnête. Les films de studio ont pour eux cette qualité de ne pas se voiler la face et d’être lucides sur ce qu’ils sont : objets commerciaux prêts à tout, même à flatter les plus bas instincts du spectateur à grands coups de discours puritains, racistes, sexistes etc… pour parvenir à leurs fins. Mais on sait (depuis Hitchcock) que ces films réacs peuvent être des vecteurs narratifs très efficaces quand leur idéologie est un moyen, et non une fin, là où les films « indé » usent des apparats du cool et du décontracté pour véhiculer les plus navrantes visions du monde à base d’apologie du conformisme et de haine de la marginalité. Ils procèdent tous plus ou moins de la même façon : sous un filmage stylisé mais impersonnel, défile une farandole de personnages décalés, losers pathétiques, bobos déprimés ou ados rebelles, dont l’étrangeté ne sert qu’à conforter le spectateur dans sa normalité. L’indépendance à Hollywood est avant tout une indépendance d’esprit, qui peut s’exercer à l’extérieur comme au sein des studios. C’est Gus Van Sant ou Terrence Malick, soit des cinéastes travaillés par leur sujet, obligés de réinventer leur façon de les filmer au fur et à mesure qu’ils les filment. Des auteurs en somme.
Tout le contraire de Jason Reitman, réalisateur des effroyables Juno et Thank You for Smoking, dernier petit « prodige » issu de cette mouvance et pas le moins puant de ses représentants, officialisé à Hollywood après quelques nominations aux Oscars. Son dernier film, In the Air, fera cependant difficilement illusion (à moins d’être d’une consternante mollesse idéologique) tant sa triste et nulle fascination pour la standardisation y poisse son regard. C’est donc l’histoire de Ryan Bingham (George Clooney), carde d’une société de licenciement qui traverse les États-Unis de part en part pour mettre à la porte quantité d’employés en les ménageant suffisamment pour qu’ils ne fassent pas de scandale. Les séquences où Bingham licencie en masse, les uns après les autres, les salariés d’entreprises, sont constitués de témoignages de vrais chômeurs chargés de reproduire leurs réactions le jour où ils furent renvoyés. Une dichotomie des plus étranges – et pour tout dire franchement indécente – s’opère alors entre le champ de la réalité économique (les chômeurs) et le contrechamp de la fiction du star-système (Clooney), mis face à face par l’artifice du montage, et pourtant totalement hermétiques l’un à l’autre. Cette confrontation ne peut fonctionner prise telle qu’elle est dans la mise en forme hollywoodienne, tant cette dernière a pour vocation de se montrer totalement indifférente au sort des impuissantes victimes de l’injustice sociale, mais Reitman ne va pourtant pas se gêner pour l’utiliser comme caution gauchiste de son film. Sous couvert de leur donner la parole, il glane à peu de frais quelques points de bonne conscience. C’est vous dire la sinistre pauvreté de son esthétique. Mais tout cela n’est que secondaire, le réalisateur va très vite se désintéresser de cet aspect du travail de son héros, et le reléguer au niveau de toile de fond de l’histoire, pour en faire le décor qui va accueillir le véritable nœud du scénario.
Ce qui pose réellement problème dans la situation de Ryan Bingham n’est donc pas l’ignominie de sa fonction, mais le mode de vie auquel elle le contraint. Obligé de passer plus de trois cents jours par ans entre les hôtels et les aéroports, il se voit privé d’attache terrestre, n’a que des rapports distants avec ses proches et, pour ainsi dire, vit sans foyer. C’est uniquement à cette condition en Amérique que le capitalisme et ses déviances sont condamnés, lorsqu’ils empiètent sur une de ses grandes institutions fondamentales : la famille. Le drame, ici, étant que Ryan s’en accommode parfaitement, que c’est même pour lui un idéal de vie, puisque c’est matériellement peu encombrant et qu’à l’occasion, après croisement de regard avec une parfaite inconnue, partir dans les airs lui permet de s’envoyer en l’air. Sacrilège : une vie sans famille est une vie sans équilibre, c’est la condition sine qua non du bonheur, avec le mariage comme cérémonial sacré, et Hollywood ne peut pas montrer le contraire. Le reste du scénario qui fera intervenir des personnages féminins (une amante, une apprentie licencieuse, et ses sœurs), tout en le jugeant pour ce choix, s’efforcera donc de lui démontrer la mauvaise voix dans laquelle il évolue.
Cette indéfectible croyance dans les valeurs familiales, détourne le film de tout discours social et politique, pirate le sujet auquel son histoire le destinait et l’envoie se vautrer sur les tours des valeurs institutionnalisées. À aucun moment, la question de la légitimité du job de Bingham n’est soulevée, jamais la justification des plans de licenciement ne vient remettre en cause le fonctionnement économique du pays, nulle part ne nous est montrée la violence du rapport de classe entre patronat et employés. Bingham pourrait tout aussi bien travailler dans un magasin de jouets, le film serait le même. Quant à Clooney, à force d’être trop fier de sa posture de bon citoyen démocrate, il a définitivement anéanti le peu de trouble d’un jeu déjà limité que sa masculine beauté pouvait potentiellement charrier. Tout est ramené à cette désuète morale bien-pensante qui, tout compte fait, malgré les petites astuces de montage, malgré les moues concernées des comédiens, malgré la musiquette tendance, ne confère pas à In the Air plus de profondeur que ces insipides films de Noël pour mioches débiles, ce qui en dit long sur sa médiocrité. Or, comme le disait Alain Bergala, « il y a pire que les mauvais films, c’est les films médiocres. »