À la toute fin de De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites, lorsqu’une jeune fille déclarait que « tous les atomes en [elle], en chacun de soi, ont pour origine le soleil et des lieux au-delà de nos rêves », c’était pour Newman l’occasion de s’échapper d’une forme de destin en confrontant l’histoire individuelle à celle de la nature même des choses, à celle de l’immensité et de l’impalpable : l’on recevait en soi toutes les souffrances de l’univers parce que l’on était cet univers. À la toute fin de Men, Women and Children, nouveau film du faussement fonctionnel Jason Reitman, une voix professorale affirme avec aplomb que tout doit être relativisé en ce que la Terre n’est qu’une infime particule perdue au sein d’écrasantes galaxies. Là aussi, profession de foi de cinéaste : l’homme ou le personnage dépendrait, par définition, de quelque chose qui le dépasse, et ne serait qu’un pion servile placé sous le regard inquisiteur d’un maître. Programme comme un autre qui peut induire le déploiement, au mieux, d’une métaphysique désespérée (Lang, chez qui les lois universelles dominent toute humanité, engendrant un mouvement dialectique poussant chaque personnage à chercher une existence dans le cadre) coulant vers une forme de jouissance narrative (Hitchcock – après tout, Madeleine, dans Vertigo, était bien éternellement pantin) ou, au pire, d’une abjection standard qui rôde depuis Juno, empilage de personnages-prétextes où l’enrobage indie cute peinait à dissimuler une infâme pilule pro-life.
Le film, exemplairement, téléfilmesque montage parallèle sous le bras, compare les évasions sexuelles des membres d’un couple – alors que la femme (Rosemarie DeWitt) est clairement présentée comme une pute, l’homme (Adam Sandler) s’en sort avec les honneurs en demandant simplement de « parler » à la call-girl qu’il a contactée. Là, l’onde nauséabonde qui le baigne (du genre : les femmes sont 1. la cause du malheur sexuel des hommes, 2. des mauvaises mères, 3. des marionnettes dopées à Internet et incapables de penser par elles-mêmes) semble hélas adopter la seconde alternative. Numéroter est, en quelque sorte, le projet inavoué de tout le film, tant il semble se présenter comme un portrait de groupe alors même qu’il devient un portrait sans visages, ou du moins un portrait d’individus qui ne sauraient exister en dehors de ce qu’ils répondent à un exercice démonstratif, et par là le film, au lieu de se contenter de regarder ses sujets, préfère les ausculter avec l’application d’un ethnologue rédigeant un exposé. Pour Reitman, il s’agit en quelque sorte de filmer les propriétés des étants en oubliant leur mouvement intérieur, or se démunir d’un point de vue réflexif qui se demanderait ce que c’est que d’être pour un étant annule toute forme de vitalité. Cette posture implique un dédoublement de son surplomb : chaque personnage est perçu comme la cristallisation du formulaire d’un site de rencontres (genre, traits de caractère, passions, photos baignées de filtres Instagram), mais, surtout, en ce qu’il traduit quelque chose qui le dépasse structurellement, imprimé en grosses lettres sur sa face penaude : le contemporain.
En costumes
Après Pascale Ferran sortant de son autarcie et découvrant que, oui, il y a la mondialisation dans un aéroport (Bird People), après Spike Jonze et sa copie en forme de fond d’écran Apple sur l’ultramoderne solitude (Her), il fallait donc que Jason Reitman présente son package de lieux communs, tantôt consternants de platitude (« les nouvelles technologies, ça rend seul »), tantôt seulement réactionnaires (la présence même du virtuel empêche autant l’idée que l’épanouissement du sentiment). Le grand problème de ces exposés est en réalité l’aberrante fixité de leur dispositif formel, alors même qu’ils entendent être directement en prise avec un monde où tout bascule et où tout circule à la vitesse de la lumière. Tristes propositions : s’arrêter sur une demi-heure de champs-contrechamps illuminés par la présence de Skype (Bird People), capter la dépendance à la pornographie via une compilation rigoureusement dialectique ne s’embarrassant pas de la question de la représentation (Don Jon, de Joseph Gordon-Levitt), et ici prendre la formule plastique de n’importe quel opus sundancien en l’affublant d’une idée on ne peut plus littérale (l’attirail virtuel capté comme littéralement lié au corps de celui qui l’utilise – l’on a toujours accès aux conversations et autres consultations en surimpression). Au fond, toutes ces copies éclairées échouent lamentablement parce qu’elles captent avec tout l’académisme du monde des personnages comme l’on soigne des costumes dans un film d’époque, réduisant chaque élément du plan, qu’il soit incarné ou non, à sa pure qualité de témoin. Il va de soi qu’il est inconcevable d’entendre traiter du « ici et maintenant » en écartant à la fois le mouvement de la vie, le mouvement du monde, et le mouvement du monde par rapport à la vie.
Mais plus encore que son absence de dynamique, ce qui achève d’enterrer le film est finalement l’inanité de son rapport à l’image, alors même qu’il n’y a que cela, des images, présentées dans un souci ô combien appliqué d’exhaustivité (smartphones, réseaux sociaux, selfies, shootings, blogs, etc.). Il ne fait, in fine, qu’interroger la pertinence d’une image par le prisme de son émetteur (celui qui écrit un message ou qui poste un commentaire sur un forum d’anorexiques), dans un rapport univoque de vrai-faux. S’il affirme bel et bien que l’image peut changer une vision du monde, et par là les sentiments, il ne le fait qu’à l’aide d’un dispositif narratif : l’on ne fait que regarder un personnage être happé par des simulacres, sans jamais capturer la force du simulacre lui-même. Lorsque, par exemple, une adolescente tente d’exprimer ses obsessions secrètes sur un profil Tumblr, cela aurait pu être passionnant en ce que la scène met directement en perspective un déplacement de la vérité vers l’image en proposant une double alternative : il n’est possible de s’extraire de l’enfermement que par la pose, travestissement qui, seul, détient la clé de l’accès au vrai moi. Hélas, le film préfère en déduire un argument narratif de comédie romantique à l’équation gagnante, mariant la figure du freak à trois airs de guitare remarquablement dosés. Il est finalement assez ironique qu’en prétendant dénoncer l’hégémonie de l’image autonome, Reitman tombe lui-même dans une forme d’auto-contamination de son système, de la même manière que les images s’annulent d’elles-mêmes en se superposant. L’échec de Men, Women and Children est alors d’autant plus retentissant qu’un cinéaste, depuis quarante ans, parvient chaque fois à théoriser une époque par son rapport à la cartographie toujours mouvante de ses images (jusqu’au plaisir même qu’elles inspirent) sans avoir à afficher un quelconque discours sociologique. Il s’appelle Brian De Palma.