« Je suis allé en Inde en 1957 », racontait Roberto Rossellini. L’un des maîtres italiens du « néo-réalisme » entendait alors découvrir et démythifier l’Inde, derrière ses charmeurs de serpents, Gandhi et Nehru, sa religion, ses castes, ses éléphants ou ses tigres. Le film est un documentaire autant qu’une série de fictions sans acteurs professionnels. Regard non dénué d’émotion sur l’Inde contemporaine, c’est aussi un certain cinéma : celui qui refuse, avec les moyens techniques, le poids de l’argent et qui se défend de l’esthétisme. Rossellini récusait Jean-Luc Godard jugeant le film « beau comme la création du monde » et justifiait son œuvre comme une ouverture à la réalité, « pour commencer à nous orienter ».
Le « néo-réalisme » est un terme emprunté à un courant philosophique des premières années du vingtième siècle « qui entendait, contre l’idéalisme, prendre en compte la présence matérielle du monde ». Dans le champ cinématographique, il qualifie des films italiens produits entre 1945 et 1953. Roberto Rossellini, parmi les maîtres incontestés de cette école artistique des temps de l’unanimité nationale italienne, a inauguré le genre avec Roma, Città Aperta (Rome, ville ouverte) en 1945. Dans la suite, alors que le monde bascule dans la Guerre froide, Rossellini a déjà composé Stromboli, Terra di Dio (Stromboli, terre de Dieu) en 1949 et Europa 51 (Europe 51), sorti en 1952, avec Ingrid Bergman, lorsqu’il tourne Viaggio in Italia (Voyage en Italie) en 1953. Avec cette œuvre considérée comme la dernière du « cycle bergmanien », d’aucuns pensent que son cinéma fera désormais écho à ses tourments personnels. Les « jeunes turcs » cinéphiles des Cahiers du Cinéma applaudissent. Ils trouvent là une légitimation de leur projet cinématographique. Encore critiques, ils n’ont pas encore lancé la Nouvelle Vague « à l’assaut du cinéma ». L’héritage du réalisateur italien leur paraît capable d’ouvrir la voie au nouveau cinéma qu’ils appellent de leurs vœux. Figure tutélaire de la revue, André Bazin, l’un des fidèles éminents de l’éthique néo-réaliste, s’interroge. Emporté par la maladie à la fin de 1958, il n’assiste pas à la diffusion d’India que propose Rossellini après son voyage en Asie. Salué par les réalisateurs de la « Nouvelle vague », India marque une rupture avec le précédent sans être toutefois vraiment un retour à la veine du néo-réalisme.
« Je suis allé en Inde en 1957 », devait raconter plus tard le réalisateur italien. « L’idée en avait germé peu à peu en moi. Il me semblait nécessaire que l’Occident se donne les moyens de connaître ces pays du Tiers Monde, que par pure hypocrisie nous avons baptisés “en voie de développement”, alors qu’ils en sont souvent à essayer de ne pas mourir de faim ». Après s’être d’abord nourri de la lecture de journaux et de livres, il reconnaissait : « la découverte que j’ai faite de l’Inde est un bon exemple de ce que peut être une approche démythificatrice de la réalité, quand nous voulons bien nous donner les moyens de la connaître — c’est-à-dire en enlevant les œillères que la tradition place sur nos yeux. » Sur place, il a été surtout ravi par sa rencontre avec Nehru et le voyage au Bengale qu’il a fait avec lui. Rossellini a aussi tourné pour la télévision une série de dix épisodes intitulée L’India Vista da Rossellini (L’Inde vue par Rossellini) en Italie et J’ai fait un beau voyage en France. Un premier synopsis apporté d’Europe a subi de profondes transformations au fur et à mesure de ses rencontres et de ses découvertes. Le scénario porte finalement la signature de Roberto Rossellini, Sonali Senroy Dasgupta et Fereydon Howeyda. Après montage, le film compte neuf épisodes que précède une introduction générale.
Dès ses premières images, le film étonne ou déconcerte. Une voix « off », telle que l’entendaient les spectateurs des « actualités cinématographiques » des années 1950, présente l’Inde. Non sans quelques traits d’humour, il est ainsi fait cas en une vertigineuse énumération de la diversité humaine de l’Inde : groupes ethniques et multitude de langues.
Documentaire ou fiction ? India, c’est l’un et l’autre. Comme dans Païsa (1946), le spectateur découvre successivement quatre fictions sans acteurs professionnels, chacune précédée d’un commentaire de type géographique et ethnologique à valeur « objective ». Les quatre histoires sont autant d’occasions d’aborder, dans le cas de l’Inde, les grandes questions posées à l’Homme : l’amour qui donne la vie ; le labeur humain, et l’orgueil qu’il suscite parfois ; la vieillesse, et sa recherche d’un sens avec l’harmonie homme-nature ; les travers des activités humaines.
Le premier récit décrit l’amour et le mariage du Mahout. Rossellini a tourné à Karapur, du nom de la jungle située au sud-ouest de Mysore, sous un soleil écrasant, au milieu d’une poussière omniprésente. Les images donnent à voir unité et harmonie. Dans un ballet silencieux troublé par le seul son de la petite cloche qu’ils portent toujours avec eux, des éléphants travaillent pour les hommes en soulevant d’énormes troncs de teck. Un peu plus tard, dans la rivière Cauveri, les éléphants s’ébrouent longuement sous la bienveillante attention de leurs maîtres. Humains et animaux partagent ainsi le même labeur le jour et, toujours ensemble, ils se protègent la nuit comme ils peuvent des dangers de la forêt hostile. Avec beaucoup d’humour, Rossellini met en parallèle l’histoire d’amour du conducteur d’éléphant avec les « amours » des éléphants dont il respecte la pudeur et la dignité. La femelle éléphant et la femme sont enceintes. Elles donneront la vie. « C’est la volonté de Dieu », soupire le mahout. Partant de cette nature où hommes et animaux se côtoient dans le respect des coutumes ancestrales, les épisodes suivants révèlent d’autres aspects de la culture et de la civilisation indiennes comme autant de traits de l’humanité.
Le deuxième récit relate l’œuvre de l’ouvrier présent pour l’édification du barrage. Depuis le sommet des montages, l’eau irrigue l’Inde et lui donne la vie. De cette nature, l’homme tente de devenir le maître. Le spectateur découvre ainsi l’un de ces grands travaux d’aménagement qui transforment l’Inde contemporaine et la modernisent. Ici, les pelles mécaniques remplacent la force des éléphants. Un ouvrier vient d’achever son œuvre sur ce chantier immense. Avant de quitter les lieux pour aller travailler ailleurs, il regarde avec satisfaction le travail accompli. « Il n’y a pas qu’un seul barrage dans la vie d’un homme », conclut-il. Un temple sera englouti par le barrage. Mais qu’est-ce qu’un petit édifice, face à l’immense œuvre construite de la main de l’homme pour dépasser les caprices de la nature ? Ici, les images et la musique témoignent de la dimension « infernale » du projet prométhéen. Les hommes et les femmes travaillent seuls. Les camions et les machines dont ils font usage rejoignent peu à peu le cimetière de la civilisation industrielle. La dispute de l’ouvrier avec sa femme illustre une fracture. L’épouse demeure attachée au lieu où est né leur enfant et où resteront leurs amis. C’est en vain qu’elle pleure. La famille accompagnera la construction d’un autre barrage. L’époux a un geste de tendresse pour l’enfant et l’épouse.
Dans le troisième récit, un vieillard et sa femme vivent le temps présent. Il n’est plus question de travail, mais d’une manière de « vie contemplative ». Cette recherche d’harmonie est troublée par l’arrivée des exploitants du fer : « c’est de là que vient le mal. » Le fauve qui parfois tue est sauvé par le vieil homme qui lui permet de s’échapper. La philosophie, c’est le partage de l’espace et du temps dans la tolérance.
Le quatrième épisode est consacré aux aventures d’un singe. Dans l’Inde qui connaît parfois de terribles sécheresses, le passage du désert peut être redoutable. L’homme ne survit pas à l’épreuve. Le singe s’échappe et gagne la ville où est organisée une grande fête. Seul sans son maître, il « singe » les défauts des hommes. Rossellini conclut : il existe une liberté de l’homme face à la vie faite de peines et d’honneurs.
En 1957, le critique Jean Herman, présent sur le tournage, écrivait qu’India incarne la joie, une joie simple, et le courage, un courage moral, courage pour soi, fait d’un choix de ses actes et sur le mode de la responsabilité que l’on est résolu à assumer. C’est « une vision réaliste qui détaille la manière d’agir des êtres humains vus de l’extérieur ; une étude brutale du geste et de la réaction comme conséquence d’une situation donnée – mais aussi la faculté douce et insinuante de s’installer dans le cœur ou le cerveau des gens et de vivre leurs tâtonnements, leurs hésitations, leurs doutes, en un mot, leur monde intérieur et de le convertir comme dans le Voyage en Italie en images froissées, brouillées comme le désarroi d’une femme enceinte, ou de le mouler dans son contraire – comme par exemple ce beau soleil chaud et coupant qui entoure et sert de contre-point à la froide et humide neurasthénie anglo-saxonne de George Sanders. Et dans India 57, il y aura mêlé à l’attitude générale des hommes en face de l’amour, de la misère, du travail ou de la lâcheté, l’approche nuancée et complexe du problème au travers de l’individu – partie vivante du groupe – mais qui, même à notre époque, conserve et préserve de toutes ses forces son importance et sa richesse ».
Après le « tournant » de Voyage en Italie débute ainsi ce que d’aucuns ont appelé la période « pédagogique » de Rossellini et que ce dernier préférait qualifier de « didactique ». India souhaite montrer comment des sentiments s’incarnent grâce à un individu et sont, dans un cadre donné, autant de promesses de force que d’aveux de faiblesse. C’est pour aider à détruire les préjugés et les idées fausses sur l’Inde que Rossellini ne propose pas au spectateur un récit. En refusant l’exotisme facile et des situations artificielles, il a voulu donner à voir quelques aspects de la réalité indienne. Il tente pour cela de saisir un homme au milieu d’une foule et d’observer son visage et sa personnalité au sein de la multitude. Son film entend montrer des hommes et une société offerts à la compréhension d’un regard.
Rossellini a théorisé en réalisant. Loué par la critique, il protestera contre la réduction de son œuvre à la seule esthétique et se refusera à être un cinéaste d’avant-garde qui aurait travaillé la forme avec pour seul désir de faire du neuf. Selon ses propres termes, « la nouveauté pour le plaisir de la nouveauté, c’est toujours une question de forme plutôt que de substance ». Sa méthode ? « J’essaie toujours de rester impassible, je trouve que ce qu’il y a d’étonnant, d’extraordinaire, d’émouvant dans les hommes, c’est justement que les grands gestes ou les grands faits se produisent de la même façon, avec le même retentissement que les faits normaux de la vie ; c’est avec la même humilité que j’essaye de retranscrire les uns et les autres : il y a là une source d’intérêt dramatique. C’est une position, avant tout, faite d’amour. Donc de tolérance, de compréhension. Donc aussi de participation ».
C’est à partir de ce projet qu’il a récusé le jugement de Jean-Luc Godard dans un bref article aux Cahiers du cinéma. Ce dernier avait écrit : « India prend le contre-pied de tout le cinéma habituel : l’image n’est que le complément de l’idée qui la provoque. India est un film d’une logique absolue, plus socratique que Socrate. Chaque image est belle, non parce qu’elle est belle en soi (…), mais parce qu’elle est la splendeur du vrai, et que Rossellini part de la vérité. Là où les autres n’arriveront que dans vingt ans peut-être, lui en est déjà parti. India englobe le cinéma mondial, comme les théories de Riemann et Planck la géométrie et la physique classique. Dans un prochain numéro, je prouverai pourquoi India, c’est la création du monde ».
Loin d’être flatté, Rossellini voyait là « le détournement esthétique et la glorification par les disciples » de son œuvre. Confronté en fait à « l’aporie de l’esthétique » (D. Serceau), mais loin du film à thèse, Rossellini entendait son film comme une ouverture à la réalité, « pour commencer à nous orienter ». « Si j’ai confiance (en l’homme), je n’ai pas à lui envoyer de messages. Je dois seulement représenter ce que j’ai trouvé en travaillant avec (une) intention didactique. Il faut rester lié aux choses réelles. C’est tout. »
Regard non dénué d’émotion sur l’Inde contemporaine, India se veut surtout exemplaire d’un certain cinéma : celui qui refuse, avec les moyens techniques, le poids de l’argent et qui se défend de l’esthétisme. « Le cinéma, quelle fonction peut-il avoir ? Celle de mettre les hommes en présence des choses, des réalités telles qu’elles sont, et de faire connaître d’autres hommes, d’autres problèmes ». D’où le regret du maître italien d’une critique « esthétisante » comme celle de Godard, et de « l’incompréhension totale du monde de l’argent » à l’égard de son cinéma.
Sous la caresse d’un certain regard, India « révèle » l’humanité et, avec elle, la naissance, la grandeur et la faiblesse de la vie humaine. India porte le souvenir des mots d’André Bazin : « Comprendre le monde, c’est d’abord savoir le regarder et le faire s’abandonner à votre amour sous la caresse de ce regard. »