Souvent hélas totalement ignorée, l’œuvre télévisuelle de Roberto Rossellini sort de l’oubli grâce au DVD. Carlotta édite en effet pas moins de quatre films réalisés dans les années 1970 par celui qui fut considéré comme l’un des pères du néo-réalisme italien. Des films pédagogiques, certes, éducatifs, mais avant tout des films parfaitement écrits, structurés et mis en scène, nous contant de façon passionnante et avec une finesse remarquable les récits de la vie de Descartes, de Blaise de Pascal, ou des périodes telles que la renaissance florentine ou la chute de Rome.
De Rossellini on croit tout connaître en s’arrêtant à la fin des années cinquante. Figure du néo-réalisme, inspirateur de la Nouvelle Vague française, sa vision du cinéma et son utilisation de la caméra ont révolutionné à jamais cet art, et changé les règles du jeu. Pourtant, vingt ans de la carrière du cinéaste est occulté. Car si Rossellini abandonne les salles de cinéma, il ne renonce pas pour autant au cinéma lui-même. Le réalisateur italien décide de poursuivre son œuvre en travaillant pour ce nouveau média qu’est la télévision. Or, c’est en raison d’un nouveau système de production et de diffusion qu’il a été alors difficile au monde entier de voir ou de revoir tout ce pan de son œuvre. Mais au vu de l’édition DVD de La Prise du pouvoir par Louis XIV il y a quelques années, et de la parution ces jours-ci d’un admirable coffret édité par Carlotta, regroupant quatre films réalisés dans les années 70 (Blaise Pascal, René Descartes, Augustin d’Hippone et L’Âge de Cosme de Médicis), il apparaît certains que les dernières années de sa filmographie n’ont rien d’anecdotique. Il serait injuste et stupide de ne les voir que d’un œil, et ce en raison du respect que l’on peut porter à cet artiste majeur du vingtième siècle. L’Œuvre de Rossellini forme un tout, et la qualité de ces réalisations n’a évidemment pas décliné lorsqu’il prit la décision de quitter les salles obscures pour le petit écran. Car pour peu que l’on se soit intéressé à ses débuts et à son ambition en tant que cinéaste, les films qu’il réalisa dans les années 1960 et 70 semblent la suite logique d’un projet passionnant, radical, et parfaitement maîtrisé.
Du grand au petit écran
Finalement, le mot artiste aurait hérissé Rossellini, tant ce qu’il a voulu faire était loin de ce que l’on entend généralement par cette appellation. Car pour celui qui a dit qu’il n’avait pas d’imagination, l’idée d’être un artiste se tournant vers lui-même afin d’extraire un monde qui lui est propre, semble être à des années lumières de sa haute idée de l‘Art et de son ambition en tant que cinéaste. Le cinéma, comme l’Art en général, est avant tout un moyen de connaître le monde, l’homme et d’instruire la société. Il y a chez Rossellini la croyance qu’une certaine forme de connaissance ne peut que sortir l’homme de sa condition, de son ignorance de lui-même et du monde qui l’entoure. L’artiste possède un savoir qu’il aspire à transmettre au plus grand nombre, afin de lui révéler ce qu’est sa condition. Par cette connaissance de la vie, l’être humain n’est plus seulement un pauvre animal qui subit les remous du monde, tel une bouée au milieu de la mer : il a conscience de lui, de son être. Il n’est plus une créature superstitieuse et impressionnable. Il n’a plus peur.
En réalisant dès 1945 trois films sur la fin de la guerre, de façon nerveuse, radicale et tragique, Rossellini a senti qu’il lui fallait profiter du traumatisme provoqué par le désastre occasionné par le plus grand conflit de l’histoire de l’humanité. Comme si le cinéaste pensait que le monde, en proie à ses souffrances, ne chercherait pas à retrouver sa vie d’avant, mais profiterait de ce drame pour repenser ce qu’il est, pour se regarder dans la glace et envisager de reconstruire en s’appuyant sur des bases nouvelles. Le néoréalisme, de Rossellini ou des autres, est né entre autres du besoin qu’a eu le peuple italien de rechercher à travers cet Art des indices, des idées propres à définir ce qu’était son identité. Mais si la critique française, de Bazin à ceux qui allaient constituer plus tard la Nouvelle Vague française, salue du plus fort qu’elle le peut ses films, le reste de la presse et surtout le public ne suivent pas forcément les travaux ambitieux du cinéaste transalpin. Or, Rossellini ne souhaite être ni reconnu, ni même connu : il veut attirer à lui le plus grand nombre, et non pas uniquement une bande de cinéphiles éclairés. Il fait partie de ceux qui, à l’instar de Griffith ou d’Eisenstein, ont vu avec l’avènement du cinéma plus que l’avènement d’un septième Art, mais bien la naissance d’un outil et d’une technique capable d’élaborer un discours pouvant être vu et entendu par un nombre sans précédent d‘hommes et de femmes. Pour eux, il ne s’agit pas de concevoir des œuvres pour une élite cultivée, mais bien de transmettre au plus grand nombre des idées, d’instruire, d’éclairer, avec tout ce que cela comporte d’ambiguïté et de manipulation.
Mais le très modeste succès de ses films ne peut donc satisfaire Rossellini. Il ne peut rester à produire des œuvres dans son coin. De plus, il apparaît certain que le rôle messianique que certains ont voulu donner au cinématographe se voit dès les années 1950 remis en cause par l’avènement d‘un nouvel objet : la télévision. Cette dernière fait rapidement concurrence aux salles obscures. Un nombre toujours plus croissant de personnes préfère tourner le petit bouton du poste plutôt que de sortir et de se confronter au grand écran. Ce nouveau média qu’est la télévision provoque d’emblée des avis contradictoires. D’un côté, on ne peut qu’être choqué et même atterré par la nullité et l’insignifiance des programmes proposés à ceux que l’on appelle les téléspectateurs. De l’autre, comment ne pas saliver en voyant que cet outil peut apporter la bonne parole, la culture et la pensée directement dans les chaumières ? Comment ne pas fantasmer face à un appareil électroménager capable de diffuser des connaissances auprès du plus grand nombre ? Rossellini va donc envisager de produire pour la télévision des documentaires et des téléfilms ayant pour but d’éclairer les hommes en leur faisant connaître l’histoire du monde, de la pensée, et donc ce qu’ils sont.
Clarté du discours/clarté de la mise en scène
Mais évidemment, Rossellini n’a pas continué tout à fait sur la même veine stylistique que celle mise en œuvre dans ses premiers films néo-réalistes. D’ailleurs, il est certain que le style n’a aucun véritable intérêt pour lui, qu’il ne sert avant tout qu’à faire passer des idées. Mais à l’écriture nerveuse, prise sur le vif, et quasiment documentaire de ses débuts, le cinéaste italien optera pour une forme beaucoup plus classique et posée. La prise de conscience de soi ne passera plus par une mise en scène bouillonnante, prenant émotionnellement à la gorge le spectateur, lui annihilant les sens en l’immergeant dans le drame, en l’étouffant grâce aux cris, aux mouvements. Pourtant, il ne s’agira pas de sacrifier la réalisation en raison du fait qu‘il s‘agisse de ce que l‘on appelle un téléfilm. Les idées, le message que l’on souhaite transmettre, se doivent pour être clairs et limpides d’être dispensés à l’aide d’une mise en scène organisée de façon à ne pas entourer de superflu le discours. C’est surtout par la parole que le cinéaste souhaite éduquer, par la pensée matérialisée par un discours que l’on tient à un auditoire. Dans chaque film se trouvent exposées des théories par de longs monologues à la fois limpides et complexes, riches et clairs. Comme le fait remarquer Alain Bergala dans l’un des bonus, dans Blaise Pascal, le penseur se déplace dans une pièce où il discourt face à un auditoire totalement statique. L’importance et la complexité de ce qui est dit sont telles, que Rossellini préfère littéralement pétrifier l’assemblée, afin que toute l’attention soit portée sur celui qui parle. Pas de contrechamps des personnes présentes, figure qui aurait pu vouloir suggérer un sentiment de rejet ou d’adhésion de la part de celui ou de celle qui écoute, mais un discours pur, mis en scène de façon à ce que tout soit centré sur Blaise Pascal.
Les séquences, rarement découpées, sont donc assez longues. Elles bénéficient surtout de zooms réguliers mais assez fins, administrés nous dit-on à l’aide d’un boîtier que Rossellini tenait lui-même en main durant les prises, et qu’il actionnait lorsqu’il lui semblait que tels détails ou instants se devaient d’être mis en avant. Le minimalisme des mouvements et des poses donne à ces plans un aspect pictural, tant tout l’équilibre de la composition des images semblent se maintenir grâce à la façon dont les formes et les couleurs sont disposées dans le cadre. Le réalisateur y fait preuve d’un talent remarquable dans l’organisation des cadres et des espaces. En cela, peu de choses apparaissent naturelles, ni les déplacements, ni le jeu des acteurs. Cette mise en scène, de par sa forme et son ambition pédagogique, évoque alors bien évidemment l’idée de la distanciation présente dans le théâtre de Brecht. En cinéma, si deux noms peuvent venir à l’esprit, ce sont ceux de Bresson et de Straub, et ce en raison du minimalisme, de la précision des gestes, de l’aspect antinaturel et de l’importance accordée à la mise en scène de la parole. Quoi qu’il en soit, bien que considéré comme un intellectuel, un humaniste, un homme épris des Lumières, Rossellini ne néglige pas pour autant l’aspect concret de son art : il possède véritablement une haute connaissance et une profonde maîtrise de ce qui constitue la partie purement artisanale de la mise en scène cinématographique. Il est autant un grand penseur qu’un immense cinéaste.
Le triomphe de la raison
L’ambition de ce cinéaste, sa vision du médium qu’il utilise, dénotent des affinités pour une philosophie qui n’est évidemment pas sans lien avec les sujets choisis et les personnages historiques mis en avant. En prenant les deux penseurs français que sont Descartes et Pascal, Rossellini s’attache à raconter la vie, l’existence matérielle et bien évidemment les travaux et l’influence sur leur temps de ces deux philosophes, mathématiciens… Ces deux hommes ont remis en cause les idées communément admises par leur époque, qu’elles soient d’origine judéo-chrétiennes ou provenant de l’antiquité. Cherchant à tout prix la vérité, ils n’acceptent aucune opinion reçue comme vraie. Descartes et Pascal ont pris pour parti de ne considérer comme vérité que ce qu’ils auront eux-mêmes expérimenté et vécu. Ils entendent ainsi faire table rase du passé, repartir à zéro et, en s’appliquant à respecter des principes clairs et draconiens, à ériger des vérités dictées uniquement par leur raison. Afin d’élaborer son système philosophique, Descartes envisage d’oublier tout ce qu’il a pu ressentir enfant.
Ces hommes vivent dans des temps sombres, dans lesquels la religion chrétienne, qu’ils ne remettent pas directement en cause (voir le pari de Pascal), amène des comportements irrationnels, obscurantistes. Dans les deux films, les philosophes sont témoins de la condamnation d’une sorcière, symbole d’une croyance forte dans le démon, et dans la possibilité qu’il a de pénétrer entièrement les âmes humaines. Les deux hommes assistent dubitatifs à ces pratiques. Cette recherche de la vérité basée sur la raison, a pour but de découvrir ce qu’est fondamentalement l’homme, et invite l’humanité à avoir connaissance d’elle même et du monde qui l’entoure. Et c’est grâce à ces connaissances que l’on peut espérer vivre dans un semblant d’harmonie, dans une société où les croyances superstitieuses les plus démentes et les plus criminelles n’auront plus lieux d’être. Nul doute que le rôle de Rossellini cinéaste pour la télévision s’inscrit dans cette filiation. Il y a chez lui ce désir d’apporter matière à réflexion, d’encourager la prise de conscience de soi, la connaissance scientifique des êtres. Il en appelle, à travers la mise en image de l’existence de ces deux penseurs, à un réveil de l’humanité, considérant que la raison et bien évidemment la vérité sont seules capables d‘apporter la paix et l‘harmonie.
Le téléfilm en trois parties intitulé L’Âge de Cosme de Médicis, retrace une partie de l’existence de la vie de Cosme de Médicis lorsqu’il dirigeait Florence au XVème siècle. Cette période de l’histoire de cette ville et de l’humanité intéresse Rossellini en cela qu’elle marque la transition entre le Moyen-Âge et la Renaissance. Dans une Florence vivant en République, le développement du commerce, l’enrichissement, va de paire avec l’avènement d’une élite lettrée qui va redécouvrir l’antiquité, s’intéresser à la science, à la géométrie, aux mathématiques… Le cinéaste italien retrace avec intelligence la vie à cette époque, les intrigues, l’émulation artistique, ainsi que diverses anecdotes sur l‘existence concrète des citoyens de cette cité. Mais comme pour les deux films cités plus haut, le personnage qui malgré tout se détache, et à qui sera consacré la troisième partie, est un homme avec lequel Rossellini a des affinités de pensée : Léon Battista Alberti. Humaniste aux multiples talents et activités, Alberti sera entre autres un théoricien des arts, énonçant des préceptes qui prennent en compte les mathématiques et la géométrie, attaché à faire resurgir de l’oubli l’antiquité grecque et romaine, et ce au détriment de l’art du Moyen-âge considéré comme barbare. Par l’intermédiaire de la médecine et de la perspective, Alberti considère notamment qu’un Art comme la peinture est à repenser dans sa globalité. Plus qu’un simple dessinateur et qu’un coloriste, le peintre se doit d’avoir une connaissance de l’anatomie afin de respecter les différentes proportions. C’est en représentant respectueusement ce qui est que l’artiste parviendra à exprimer la vérité de l’être. Ainsi, l’Art n’est pas qu’histoire d’émotion, il est aussi affaire de raison et de connaissance. Dans un entretien qu’il accorde à Fereydoun Hoveyda et à Éric Rohmer dans Les Cahiers du Cinéma, Rossellini exprime sa réticence vis à vis de la peinture contemporaine, allant même jusqu’à dire qu’un peintre incapable d’exécuter un dessin n’est pas un peintre. Il conçoit, au même titre qu’Alberti, que pour exprimer l’intérieur des choses il faut en avoir une connaissance scientifique précise.
Le cinéaste italien est préoccupé par la civilisation et son devenir. Il entend par l’éducation l’amener vers une sorte de perfection, ayant pour socle la raison et la vérité. Un film comme Augustin d’Hippone s’intéresse autant à la figure du saint qu’à la chute de Rome. L’implantation du christianisme, le saccage de Rome par les barbares, symbolisent le fait qu’une page immense de la civilisation se tourne, qu’un temps nouveau, inconnu, va advenir. Pourtant, l’écroulement de cet empire n’est pas dû au déploiement du christianisme, mais bien à une décadence morale et intellectuelle. Cela, Augustin d’Hippone le répète à plusieurs reprises. En ne célébrant plus la vertu, Rome s’est affaibli et s’est donc logiquement vu être à la merci des barbares. Toute civilisation est mortelle, et se doit de prendre constamment garde à son maintien.
Le miroir de Rossellini
Enfin, il serait faux de considérer ces films comme purement éducatifs, objectifs, et dont le metteur en scène ne serait qu’un artisan au service d’un grand déploiement universel de connaissances. L’homme Rossellini est évidemment présent dans ces œuvres, et l’identification que l’on peut faire entre lui et ces personnages illustres est évidente. Nul doute qu’il se reconnaît autant du point de vue des idées exprimées par ces grands penseurs, que du point de vue de leur vie même, de leur position marginale dans la société, dans des temps obscurs et en proie aux troubles les plus profonds. Comment expliquer le traitement remarquable administré à toute l’agonie de Pascal à la fin de sa vie, à sa solitude morale et intellectuelle, à sa profonde mélancolie ? Rossellini ne voit-il pas dans le crépuscule de cet homme des interrogations qui lui sont propres quant à son âge et à sa disparition ? De même, que cela soit avec Descartes ou Pascal, ces films peignent des individus seuls, au caractère tranché, géniaux et parfois arrogants, admirés et crains : sans femme et dégoûté par la vie mondaine comme Pascal, ou, comme Descartes, incapable de se fixer quelque-part, se levant à midi et vivant dans une auberge crasseuse malgré sa renommée. À travers ces personnages, ce n’est pas autant le Rossellini penseur qui nous est dévoilé, mais aussi tout simplement l’homme.
Suppléments
Comme à son habitude, Carlotta nous propose pléthore de bonus. Chaque film est précédé d’une courte introduction d’Aurore Renault, enseignante en cinéma à l’Université, présentant et contextualisant ce que nous allons voir. Un documentaire nous permet d’avoir une vision générale de l’œuvre de Rossellini, s’attachant à l’ensemble de sa carrière, et agrémenté de témoignages et de points de vue divers (interventions de François Truffaut, de Martin Scorsese…). Pierre Arditi, qui interprète Blaise Pascal, revient sur sa rencontre avec le cinéaste italien en compagnie d’Alain Bergala. Les deux hommes y évoquent anecdotes sur Rossellini et sur la façon dont le film s’est fait, tout en nous offrant des éclairages sur l’aspect purement technique de la mise en scène, sur la façon même de travailler du cinéaste. Enfin, Renzo Rossellini et Adriano Aprà s’interrogent sur l’ambition télévisuelle de ce réalisateur, sur le style adopté en vue d’élaborer ces projets, tout en remarquant que, malgré leur aspect pédagogique, ces films soient tout de même d’une richesse et d’une complexité assez grandes.