Qui est Roberto Rossellini ? Propulsé sur le devant de la scène cinématographique par Rome ville ouverte (1945) et Païsa (1946), en un tour de main, Rossellini est étiqueté « père du néo-réalisme » : et gare à lui s’il cherche à s’affranchir de ce carcan aux liens d’autant plus serrés qu’on ne sait pas précisément ce qu’il renferme. Mais justement, Rossellini est une figure mouvante, qui, dans sa recherche d’une compréhension toujours plus profonde du monde qui l’entoure, est amené à emprunter sans cesse de nouvelles voies/voix d’expression. Le parcours du cinéaste est un défi constant aux tentatives d’étiquetage dont il ne cessa d’être l’objet. Voyage en Italie fit de lui le traître du néo-réalisme, ainsi que le débaucheur d’Ingrid Bergman, le destructeur de la star américaine ; plus tard, son accointance avec les milieux télévisuels font de lui le traître du monde du cinéma. Les étiquettes, comme les lieux communs, comportent leur part de vérité ; mais elles ont tendance à la noyer dans un simplisme trompeur. Le Cinéma révélé fait le choix de laisser la parole au cinéaste, en livrant au lecteur une anthologie des entretiens accordés par Rossellini aux Cahiers du cinéma, et dans une moindre mesure, à d’autres revues. Un choix que Rossellini n’aurait pas désavoué, lui qui a toujours eu pour principe directeur de mettre son spectateur face à la réalité, sans lui imposer de jugement, sans lui délivrer de message a priori.
« Cette intrusion catégorique du cinéma moderne »
C’est à Alain Bergala qu’il revient d’introduire le livre, dans un beau texte qui commence par un hommage à la célèbre « Lettre sur Rossellini » de Jacques Rivette. Le critique des Cahiers y prenait la défense de Voyage en Italie et en faisait le parangon d’une modernité cinématographique salvatrice, dans un contexte de crise du cinéma. C’est cette lettre qui inaugura, entre le cinéaste et les jeunes critiques de la revue française, un dialogue privilégié dont ce livre est le témoignage. L’essai d’Alain Bergala a le mérite de revenir avec finesse tant sur l’œuvre du cinéaste que sur le concept fuyant de la « modernité » cinématographique. Avec Rossellini, le cinéma devient l’instrument de révélation d’une vérité qu’il n’appartient qu’à lui de dévoiler. Le cinéma révèle, donc, la vérité : mais c’est aussi le cinéma qui est révélé, dans ce qui lui est propre : cette capacité ontologique de découvrir la vérité dissimulée dans la réalité. Quitte à l’y traquer. Rossellini découvre (dans tous les sens du terme) la « puissance de révélation qu’ont les choses filmées dans leur littéralité et leur nudité » (nous soulignons). L’ombre de Bazin plane sur cette introduction, et Barthes aussi, théoricien de ce « degré zéro » qui s’applique si bien à ce dépouillement caractéristique de la modernité rossellinienne. À l’inverse du « film-totalité » hollywoodien, Rossellini pratique l’esquisse, la non-clôture du sens. C’est pourquoi la modernité de ce cinéma, c’est aussi la position dans laquelle il met le spectateur, une position inconfortable, qui postule son investissement et tend à faire de lui un voyeur. Il y a, nous dit Bergala, trois figures de la révélation chez Rossellini – l’aveu, le scandale, le miracle – avec chacune leur configuration cinématographique propre : le cinéma de Rossellini est un cinéma de la cruauté (et l’on retrouve Bazin, encore lui…), un cinéma de l’hétérogène, du hiatus (et l’on pense à Ingrid Bergman, dont l’auteur de cet essai montre à quel point elle fut, dans le cinéma de Rossellini, une « greffe impossible » et féconde), un cinéma de l’attente et du basculement miraculeux enfin (une grâce, qui rend les films de Rossellini si « fragiles et vulnérables », car rien ne pourra forcer le spectateur à se laisser toucher par la contagion de la grâce). « Les grands films de Rossellini sont toujours sur le point de se défaire » : c’est pourquoi, peut-être, ils suscitèrent toujours tant de critiques et de controverses. Des débats dans lesquels les textes du recueil viennent mettre un peu de clarté.
La parole à Rossellini
Le livre revient avant tout sur la relation privilégiée que Rossellini entretint avec les Cahiers : il commence par un texte intitulé « Dix ans de cinéma », écrit en 1955 – 1956 par le cinéaste à la demande de la rédaction des Cahiers, puis reproduit cinq entretiens qui eurent lieu entre 1954 et 1966 entre Rossellini et les jeunes critiques et futurs cinéastes qu’étaient alors Rohmer, Truffaut, Rivette et d’autres têtes pensantes de la revue. La perspective est ensuite élargie par d’autres entretiens : le premier, mené en 1958 par André Bazin et Jacques Rivette est intitulé « Comment sauver le cinéma », le deuxième est une discussion qui eut lieu la même année entre André Bazin, Jean Renoir et Rossellini, et qui porte plus précisément sur le rapport des deux cinéastes avec ce nouveau médium qu’est la télévision. Suivent deux tables rondes, conduites en 1971 par Pio Baldelli en Italie, au cours desquelles des étudiants évoquent librement avec Rossellini son œuvre cinématographique et télévisuelle. Enfin dans un entretien de 1976 avec la revue Filmcritica, Rossellini revient entre autres sur une de ses dernières œuvres, Le Messie.
« Le néo-réalisme consiste à suivre un être, avec amour, dans toutes ses découvertes, toutes ses impressions », le néo-réalisme est « une approche morale qui devient un fait esthétique », « le cinéma est aussi un microscope », « je ne décris pas le point, mais l’attente », « Un plan seul n’a pas à être beau », « les choses sont là (…). Pourquoi les manipuler ? », « Je refuse la séduction » : des phrases maintes fois citées et galvaudées, et qui, lues ici à travers le prisme de ces divers textes, retrouvent leur sens. Au fil des entretiens, le lecteur découvre un Rossellini profondément humaniste, dont le « point fixe » a toujours été « l’humble découverte de l’homme ». Par le cinéma, d’abord : grâce à la télévision ensuite. C’est un portrait en mouvement qui nous est donné. Le lecteur y rencontre le cinéaste, l’« artisan », comme il se définit lui-même, qui revient très précisément sur la réalisation de ses films, ses intentions, sa technique. Mais Rossellini est aussi un critique et théoricien, qui évoque la crise du cinéma, les rapports entre le cinéma français et l’industrie hollywoodienne, les raisons de son passage à ce medium alors si décrié par tant d’autres réalisateurs : la télévision. Et face à André Bazin, Renoir est aux cotés de son ami Rossellini pour l’appuyer dans ce choix à contre-courant. Enfin et surtout, c’est l’homme que l’on découvre ici, si sincèrement préoccupé par l’évolution du monde contemporain, et qu’une foi inébranlable en l’homme guide constamment dans la recherche de solutions pratiques pour instruire l’humanité. Des solutions qui l’éloignent du cinéma, lequel manque à sa mission. Être « utile », ramener l’homme à l’homme, voilà le rôle que s’attribue Rossellini.
« Un maître à filmer »
Le choix des textes fait du livre un diptyque qui, face à Rossellini, présente un certain portrait, en mouvement lui aussi, de la jeune critique française des Cahiers du cinéma. André Bazin au premier chef ; mais aussi Éric Rohmer, François Truffaut, Jacques Rivette. Le cinéaste italien fut, pour ces jeunes écrivains et futurs cinéastes, un de leurs « maîtres à filmer » (François Truffaut), mais aussi un ami, « quelqu’un de la famille » (Truffaut, encore) : un interlocuteur privilégié. De l’admiration sans borne née de Voyage en Italie à la perplexité face à l’évolution du cinéaste et ses jugements sur l’art et sur le cinéma en général, en passant par la « dispute » sur le « cinéma-vérité » de Jean Rouch, le dialogue entre l’« inventeur du cinéma moderne » et les têtes pensantes des Cahiers rappelle l’intensité des débats qui agitaient alors la revue française.
Concluons en évoquant brièvement deux documents précieux ajoutés au recueil : La Décision d’Isa est un scénario inédit dicté en 1956 par Rossellini à François Truffaut, et qui semble taillé pour la Bergman ; vient enfin une filmographie remarquablement complète de Rossellini, instrument de référence pour toute recherche sur le cinéaste. À travers les propos du cinéaste – des propos souvent pertinents, mais aussi surprenants, ou même agaçants – Le Cinéma révélé révèle moins qu’il ne rappelle, remet en place, tous nos jugements sur Rossellini, en même temps qu’il livre des réflexions pratiques sur le métier de cinéaste, des propos théoriques sur ces média que sont le cinéma et la télévision, des avis critiques sur les situations des cinémas européens et américains, des réflexions philosophiques sur l’état de l’humanité. Et pour les lecteurs non rassasiés, pourquoi ne pas jeter un coup d’œil à un volume similaire, mais plus large, d’écrits et d’interviews de Rossellini. À condition de lire l’italien : rayon Rossellini, (a cura di Adriano Aprà), Il Mio Metodo, Scritti e Interviste, Venezia, Marsilio Editori, 1987.