Tout et n’importe quoi a été dit sur Rossellini ! Il est aujourd’hui à ce point un monstre sacré qu’il est difficile d’en parler sans ressasser les milliers de concepts et idées émises à propos de son cinéma. Nous n’essayerons pas de faire ici un résumé de la pensée critique et théorique, ni d’embrasser la carrière entière du cinéaste à travers ses différentes périodes et expériences. Nous chercherons plutôt à parler de l’idée que Rossellini se fait du cinéma, ce que cette idée implique et comment elle bouleverse la conception même que l’on a pu avant lui se faire de cet Art.
En 1945 l’Italie, comme une grande partie de l’Europe, est détruite, en ruine. Le cinéma italien n’est pas en meilleur état: toutes les infrastructures sont anéanties, plus personne n’a un sou ou les moyens de composer une équipe technique digne de ce nom. Et, de plus, dans une situation telle que celle-ci, aussi grave que cette période critique, que peut-on raconter comme histoire? Que doit raconter le cinéma?
Certains cinéastes éprouvent alors le désir de raconter ce qui se passe sous leurs yeux, de parler de la détresse des Italiens, des épreuves qu’ils ont endurées. Mais comment le faire ? Comment trouver les moyens techniques et humains de mettre en scène ces histoires ? La réponse a été simple : on ne peut envisager en l’état de faire du cinéma comme on l’a toujours fait jusqu’à présent. Vu que ce présent ne nous permet pas de réaliser des films comme on en faisait jadis, il faut inventer une nouvelle façon de faire du cinéma, de penser le cinéma en fonction des moyens techniques dont on dispose. Finis les décors de studio, les équipes techniques colossales et les acteurs professionnels. Ce cinéma se fera dans la rue, avec le minimum vital et des acteurs pour la plupart non professionnels. Mais plutôt que de dire que ce cinéma est le parent pauvre de l’industrie encore florissante jadis, ces cinéastes vont proposer une autre vision des choses, considérant qu’ils ne cherchent pas à imiter avec le peu de moyens qu’ils ont ce qui se faisait autrefois, mais affirmant au contraire que les films qu’ils réalisent maintenant montrent et disent des choses inédites, et ce de façon inédite. La conception même du cinéma s’en trouve bouleversée.
Car depuis ses débuts, le cinéma, parce qu’il repose sur un mode d’enregistrement mécanique et objectif du réel a, comme la photographie en son temps, été dénigré par le monde artistique. Le cinéma ne pouvait pour certains prétendre être un art qu’à condition de modifier et de transformer cette réalité brute. Le montage, les effets spéciaux, une sophistication technique de plus en plus élaborée ont donné au cinéma ses lettres de noblesse, en faisant un langage complexe nécessitant un véritable savoir-faire. Un film est alors en partie jugé en raison de critères techniques et de perfections. On juge le scénario, les acteurs, mais aussi les costumes, les éclairages savants, le bric-à-brac, le léché.
Alors forcément, quand Rossellini sort Rome ville ouverte en 1945, la critique est unanime : ce type fait n’importe quoi ! Mal filmé, mal éclairé, mal monté, mal post-synchronisé, Rossellini est considéré comme un genre d’Ed Wood, c’est-à-dire un type qui ne connaît pas l’Art du cinéma. Mais certains spectateurs, bien que conscients des carences techniques, prennent pourtant le film en pleine gueule, avec une intensité et une violence rare, sensibles à l’incroyable brutalité de ce qu’ils voient, à cette façon de montrer une histoire sans détours, considérant que ce qui est face à la caméra est plus important que les pauvres effets de mise en scène. Voilà que tout à coup la vie éclate dans tous les sens, comme une matière en fusion que l’on peine à retenir, à canaliser. Le réalisateur choisit ce qu’il mettra face à la caméra mais ne se considère pas comme un dieu suprême qui anime ses créatures en fonction de ses fantasmes, de son imagination, de sa vision d’un idéal issu d’un cerveau génial dont l’univers cinématographique ne serait que le pâle reflet. Rossellini ira même jusqu’à réfuter son statut d’artiste et prononcera cette phrase magnifique : « Je fais du cinéma parce que je n’ai pas d’imagination. »
Retour à l’envoyeur. À ceux qui croyaient que le cinéma se devait de sophistiquer l’invention de Louis Lumière pour prétendre être un art, voilà que des artistes considèrent que cet art n’est jamais aussi émotionnellement fort que quand il utilise la caméra de la façon la plus simple qui soit. Et si les carences techniques procurent l’impression que nous sommes face à une œuvre non finie, c’est que cette œuvre ouvre précisément vers l’infini. Rossellini refuse d’avoir à souligner, à orienter, considérant que seul un attachement à une retranscription brute de ce qui est ouvre vers un ailleurs métaphysique, religieux. Un visage ne se laisse pas enfermer par qui que ce soit. Il éclate le cadre, sort de l’écran. Il n’est pas qu’un automate au service d’un scénario.
Car ce qui frappe chez Rossellini, c’est la violence, la puissance dramatique et tragique des histoires qu’il met en scène, la rapidité, le rythme effréné des actions, des événements, sa façon de coller à son sujet, de le montrer sans détour, sans fioriture, comme fasciné par la simple vision des êtres, par l’urgence et le besoin de faire part de ces tourments au monde entier. Ce qui frappe en revoyant L’Amore, film en deux parties avec Anna Magnani, est la violence et la brutalité extrêmes des affects mis en scène, la puissance destructrice des tourments qui traversent ces personnages, leurs sensibilités exacerbées. Mais c’est aussi la façon dont les plans, la mise en scène, à travers les moyens les plus simples, atteignent une puissance émotionnelle rare. Chez Rossellini, nous sommes dans le vrai. Tout est palpable. Il faut être simple mais viser juste. Il faut que tout soit incroyablement présent. Nous ressentons les ruines, la tristesse, les joies, l’espoir, la cruauté. Tout illumine, et peu importe que le cadrage bouge, que la lumière soit faible, que le mouvement de caméra ne soit pas fluide, car tant que nous serons en mesure d’être touchés par le monde tel qu’il est et que les êtres face à nous magnifient la mise en scène de par leur simple présence, le cinéaste aura alors mené à bien ce qu’il souhaitait faire. Ce que fait Rossellini, c’est filmer à vif, c’est réussir à rendre palpable le chaos et brutalité du monde en prenant le spectateur à la gorge. C’est un prêtre exécuté par les nazis sous les yeux des enfants, c’est une séance de torture au chalumeau, c’est un jeune Allemand marchant seul dans les ruines de Berlin, ce sont des partisans italiens jetés à l’eau les mains liées, une clocharde mystique humiliée par toute la population d’un village, c’est Ingrid Bergman épousant un rustre et cherchant à fuir en gravissant le pente d’un volcan. La pellicule et les plans sont en fusion.
Cette impression de rapidité extrême reflète l’urgence et le besoin vital qu’a le cinéaste de réaliser ces films, et ce au dépend de la technique. Plus tard, Godard, Garrel ou Eustache seront, entre autres, les héritiers de cette méthode, faisant des films comme on jette une bouteille à la mer, comme une pulsion subite et incontrôlable. Le Clézio, dans une conversation qu’il a avec Godard dans les années 1960, dit au cinéaste qu’il est fasciné par l’énergie de ses films, cette façon qu’ils ont d’avoir été fait sur un coup de sang ; et Godard de répondre que l’idée peut être la suivante : « Faisons un film maintenant ! » Zouzou, actrice chez Garrel, raconte que le cinéaste pouvait parfois débarquer chez elle à l’improviste et dire à peu près : « Viens ! On fait un film, maintenant ! » Quant à Eustache, pris par les tourments existentiels qui l’assaillaient, le cinéma était pour lui un moyen de ne pas devenir fou. Un film se fait au moment où il ne peut plus en être autrement. Le besoin de faire un film est plus important que les moyens techniques que l’on peut avoir pour le réaliser. Eustache dira d’ailleurs faire des films pour lui, par nécessité vitale, et non pour le public et l’argent.
Toutefois, cette idée a bien sûr depuis fait son chemin, et l’on se retrouve alors aujourd’hui face à des films pouvant se réclamer du néoréalisme et de Rossellini, souhaitant rendre compte d’un certain état de la société, d’un pays. Or ces films, s’ils ont un fond intéressant, pêchent énormément par la forme. Contradiction me direz-vous ? Et bien non ! Si Rossellini a montré que l’on pouvait faire du cinéma avec trois fois rien, en sacrifiant la technique, il ne faut pas oublier que son génie réside dans la force de ses images. Un plan, chez Rossellini, même en dehors du récit dans lequel il s’intègre, est fort pour ce qu’il est. Dans ses Histoire(s) du cinéma, Godard emprunte de nombreux plans à Rossellini en les isolant du contexte et sans en dire la provenance. Mais un spectateur, même s’il ne sait pas d’où vient ce plan, est tout de même frappé par sa force. Il faut que le plan frappe l’esprit. Deleuze, à propos des Carabiniers de Godard, tourné avec des moyens techniques plus que modestes, évoque le moment où une jeune femme, avant d’être fusillée, récite en gros plan des slogans politiques. Si le philosophe est consterné par ce qui est dit, par les clichés et les stéréotypes de ce discours pseudo-révolutionnaire, il avoue être totalement fasciné par le visage de cette jeune femme, à la fois beau et effrayant, par sa force extraordinaire. C’est la leçon de Rossellini : un plan qui reste longtemps ancré dans la mémoire et une action qui, même en dehors du déroulement dans lequel elle s’intègre, atteint une portée universelle.