Il aura donc fallu attendre 2017 pour avoir en France une édition DVD/Blu-Ray digne de ce nom de ce que l’on a nommé ultérieurement « la Trilogie de la guerre », de Roberto Rossellini. Ces films, produits et sortis à la toute fin de la Seconde Guerre mondiale, ont pour cadre la libération de Rome pour Rome, ville ouverte, celle de l’Italie dans son ensemble — du débarquement allié en Sicile aux derniers combats menés par les partisans fin 1944 — pour Païsa, et le quotidien d’une famille allemande dans le Berlin en ruine de l’immédiate après guerre pour Allemagne année zéro. Difficile de dire si ces trois œuvres constituent l’acte de naissance du néoréalisme, tant on peine aujourd’hui à s’accorder sur l’œuvre ou le cinéaste ayant pu initier cette vague, mais nul doute qu’ils ont de par leur radicalité insufflé un souffle nouveau au sein de la production cinématographique italienne et mondiale.
Repenser les moyens de production
Cinéaste ayant fait ses premiers pas au sein des studios contrôlés par le régime mussolinien, Rossellini va alors même que Rome n’est pas encore libéré envisager avec ses collaborateurs de conter les derniers jours de l’occupation de la capitale italienne par les nazis. Dans un contexte aussi tendu, Rossellini a bien conscience que vouloir dès à présent porter à l’écran ces événements en s’appuyant sur les vieilles structures de production est voué à l’échec. Ce désir et ce besoin de coller à l’actualité brûlante l’obligent à repenser son art de fond en comble. Il faut envisager un cinéma qui sans être une forme documentaire œuvre à parler du présent, en descendant dans la rue, au sens propre comme au figuré. Il faut envisager le récit comme se devant de coller au réel, en se nourrissant des tragédies du présent pour mieux reconsidérer l’avenir. Le désarroi de la population italienne, ses souffrances sous l’occupation allemande, sa position ambiguë du fait du régime fasciste, fournissent assez de matière pour que Rossellini et ses collaborateurs, parmi lesquels Federico Fellini, sentent qu’une tragédie humaine, matérielle et morale se déroule sous leurs yeux. Le cinéma doit montrer tout cela, et ce coûte que coûte. Il apparaît impossible d’attendre que tout se calme pour ensuite retrouver la routine des studios. On ne peut plus, en définitive, faire techniquement et moralement des films comme avant.
Mais le cinéma nécessite du temps et de l’argent. C’est une grosse machinerie bien coûteuse qui pour fonctionner s’appuie sur des facteurs extérieurs si multiples, que faire coïncider son désir et ses questionnements du moment avec un projet de film est plus que compliqué. L’écrivain peut toujours se munir de la moindre feuille blanche à sa portée pour la couvrir de notes, et le peintre avec quelques couleurs retranscrire sur la toile ses sentiments au moment où ceux-ci l’emportent. Mais au cinéma, c’est plus problématique, plus lent et plus long, du moins le pense-t-on. Et Rossellini va changer tout cela, en allégeant notamment la machinerie, de façon à être réactif et à coller au plus près de ses désirs. Trouver la pellicule, simplifier le tournage, aller dans la rue, et ne pas chercher à lécher, lisser, limer et vernir la forme. Même si au fond, Rossellini sait faire tout ça. De même que Picasso maîtrisait l’art figuratif comme personne.
Faux raccords, flous, manque d’éclairage : tout le cahier des charges de ce qu’il ne faut pas faire est ici admirablement illustré. Mais, d’un autre côté, la rue est là, les ruines, les traces de balles dans les murs, les éclats d’obus qui font voler en morceaux les fenêtres, les cris et les visages sur lesquelles se lisent l’angoisse. Et puis la caméra n’est pas la maîtresse du monde, la grande ordinatrice. Elle ne s’apparente pas au regard d’un metteur en scène qui surplombe sa création et La création. La caméra est au milieu du monde et, comme chacun de nous, peine parfois à en avoir une vision d’ensemble. La matière vivante dépasse le cadre, ne peut être contenue par lui, ne se laisse pas enserrer par le tracé d’un crayon, par un contour qui contient les formes et leur assigne une place au sein d’un équilibre harmonieusement conçu.
La brutalité du réel
Refus de créer l’illusion du réel, via un savoir-faire artisanal s’appuyant sur des techniques et des règles qui permettent de préserver la sacro-sainte transparence sans laquelle, nous dit-on, un spectateur ne peut se projeter dans le récit. Idée absurde, et ce au même titre que ceux qui pensaient que l’introduction de la perspective en peinture permettrait à l’homme de mieux connaître sa nature profonde. Rossellini fait couler le vernis, et ramène tout au premier plan. Et du coup, tout cela engendre une impression oppressante et frontale, une impression de réalité, de drame en direct. Quelque chose qui n’est pas confortable, qui annule tout effet de distanciation, et qui crée des images d’une violence et d’une crudité uniques dans le cadre d’un récit fictionnel. On pense à la mort d’Anna Magnani dans Rome, ville ouverte, abattue en pleine course alors qu’elle poursuit le camion de la Gestapo qui emmène son mari. Quelques plans tremblants mis bout à bout de façon tranchante, une rafale de mitrailleuse, et une femme qui s’écroule dans la rue, en laissant apparaître le haut de ses bas. Rien ne nous est caché ou idéalisé, du moins dans la forme. Difficile de dire l’impression unique, sèche, froide et directe qui raidit le dos du spectateur durant ces quelques secondes de film. De même, le début du dernier épisode de Païsa, et le corps du partisan mort qui en silence est emporté par le courant de la rivière, alors que ceux qui l’ont assassiné ont pris soin de lui accrocher au cou une pancarte sur laquelle est inscrit le mot « Partisan », comme pour prévenir du sort qui attend ceux qui souhaiteraient prendre les armes. La solennité sinistre de cette scène, cette impression que plus rien ne crée d’illusion, ne fait cinéma. Et à la fin de ce même épisode, les corps des partisans vivants, lestés et balancés par les soldats allemands dans l’eau glaciale de décembre 1944. Au plus près du drame, Rossellini parvient à faire ressentir le froid, l’eau, le poids des corps, les cris et la mort, durant quelques plans troublants en ce qu’on ne peut s’empêcher en les voyant de penser qu’il s’agit d’images documentaires prises sur le vif.
Repenser l’Italie de demain
Le cinéma peut penser le monde et le spectateur penser ce monde avec lui. Rossellini attend donc de ceux qui viendront en salle voir ses films qu’ils aient conscience de n’être pas là pour se distraire, mais pour y chercher des réponses, une forme de lumière qui les éclaire en tant qu’individu et en tant que peuple. Les films, en détachant et en projetant au sein d’une approche fictionnelle quelques fragments de ce qu’ils ont pu vivre, peuvent les aider à appréhender avec une forme de recul les drames qui viennent de les toucher. L’homme ne se nourrit pas seulement de pain, et si l’on souhaite reconstruire un monde meilleur pour ses enfants — enfants qui sont très présents dans ces films — il faut tout de suite savoir sur quelle base procéder. Rossellini croit donc aux vertus éducatives de cet art forain qu’est le cinéma, dont il a conscience qu’il est en mesure de toucher un nombre d’individus considérables. Plus tard, il désertera les salles obscures une fois qu’il aura compris que celles-ci avaient été détrônées par la télévision, et qu’il fallait dorénavant passer par le petit écran pour diffuser la bonne parole humaniste à une société italienne qui, au sortir de la seconde guerre mondiale, n’avait finalement rien trouvé de mieux que de se vautrer dans le consumérisme le plus vulgaire, et ce à l’instar d’une grande partie de l’Europe.
Toutefois, la carrière télévisuelle de Rossellini va se reposer sur une approche plus rationaliste, héritée de la Renaissance, et misant sur une forme de distanciation à même de faire entendre la bonne parole. La connaissance de soi et du monde ne passe plus que par une réflexion raisonnée soutenue par des connaissances scientifiques. La période néoréaliste du cinéaste, qui commence avec « la Trilogie de la Guerre » et se poursuit durant les années 1950, affirmait quant à elle le primat de l’idée chrétienne de révélation à travers les épreuves et la souffrance. Ingrid Bergman trébuchant sur les pentes du volcan dans Stromboli, ou cherchant au contact de Naples à sauver son couple dans Voyage en Italie, il s’agit à chaque fois de se confronter au monde jusqu’à ce point de non-retour où quelque chose réoriente votre regard. Le néoréalisme de Rossellini échappe à la logique unique des faits, à la matérialité ou au discours idéologique, et à travers une vision frontale pourtant extrêmement franche et directe porte sur cette vallée de larmes qu’est le monde un regard empli de miséricorde et de compassion. La dimension chrétienne de cette œuvre n’apparaît pas uniquement par le prisme de conventions et de choix moraux qu’auraient à opérer les personnages, mais comme une lumière avec laquelle l’Homme doit renouer, ou qu’il porte en lui sans même le savoir, et qui l’aidera à repenser l’avenir. La mission première de la mise en scène n’est alors pas de respecter les règles de l’art, mais de permettre ce dévoilement du monde, de révéler cette vérité de l’être afin de ramener les peuples et les individus à eux-mêmes, et par conséquent à Dieu.
Bonus
Chacun des DVD est accompagné de divers bonus parmi lesquels on trouve des extraits d’entretiens accordés par Roberto Rossellini, un entretien de Renzo Rossellini avec Stéphane Roux, ainsi qu’une présentation/analyse de chaque film par Mathieu Macheret. À noter également, sur le DVD consacré à Rome ville ouverte, un documentaire sur le film issu de la série Il était une fois… dirigée par Serge July.