It’s a Free World ! est un film de personnages, d’un en particulier, celui de l’héroïne, à travers laquelle le réalisateur déploie son discours, son rythme, sa mise en scène, son histoire. Scénario très écrit et intelligent, dénonciation d’un problème social criant de réalisme (l’exploitation des travailleurs venus de pays pauvres), ville monstre individualiste, on retrouve tous les ingrédients qui ont fait la réputation du cinéaste. Ce dernier film est dans l’ensemble passionnant, même si le réalisateur ne s’y renouvelle pas outre mesure.
It’s a Free World ! débute à Katowice, en Pologne, au sein d’une grosse agence de recrutement, pour laquelle travaille Angie. Le choix de ce pays et les premières scènes d’entretiens avec des travailleurs de tous bords, malléables et prêts à tout pour trouver un emploi, donne le ton du film. On est amené à naviguer dans les méandres insidieux de l’ultra capitalisme moderne, avec l’en-tête de l’exploitation sans merci, du travail sur le dos des autres. Première dénonciation de Ken Loach : une ambiance détestable se dégage de cette entreprise, à coups de remarques sexistes et de mains aux fesses d’Angie, femme affirmée dans un univers masculin sans pitié. Se rebellant un peu trop fort contre cette situation, la jeune femme est licenciée. Ce point de départ de l’histoire va permettre au réalisateur de pousser plus loin sa réflexion, portée par ce personnage féminin, campée par une Kierston Wareing parfaite.
Autour de ce premier rôle, le scénario de Paul Laverty, dont c’est la neuvième collaboration avec Loach (Carla’s Song, My Name Is Joe, Bread and Roses, 11’09’’01 – September 11, Sweet Sixteen, Just a Kiss, Tickets, Le vent se lève), se déploie avec une grande intelligence. Appuyé par ce remarquable travail d’écriture, Ken Loach opère un choix judicieux : se placer, comme à son habitude, dans la dénonciation, mais pas uniquement. Ici, avec le personnage d’Angie, il propose une figure beaucoup plus complexe et ambiguë, dont on ne prévoit jamais l’attitude. Un personnage auquel on peut à la fois s’identifier (nécessité de ne pas le rejeter pour qu’il nous amène dans l’histoire), mais pétri de contradictions. À la fois égoïste et généreuse, Angie est un personnage très contemporain: trentenaire précaire et branchée, à l’opposée du parcours parental, travailleuse indépendante qui se joue des codes masculins, executive woman qui fonde seule sa propre société de recrutement. Cette « héroïne » des temps modernes (ou, justement, l’antithèse de l’héroïne ?), est tout à la fois féminine et masculine, séductrice déterminée et mère célibataire perdue, pas encore tout à fait émancipée de la tutelle parentale, dévorée d’ambition mais oscillant entre le « chacun pour soi » et une forme de sympathie.
Comme Ken Loach sait si bien le faire (on pense notamment à My Name Is Joe ou encore Sweet Sixteen), l’action se déploie dans un espace-temps très cohérent avec la toile de fond accusatrice: un Londres déshumanisé, des quartiers périphériques sans âme, des « lieux de vie » choisis avec soin (camps de caravanes où s’entassent les immigrés, squat dans un garage sordide, chaîne de montage dans les usines…). Des endroits qui traduisent l’insécurité du quotidien, pour les ouvriers comme pour Angie, toujours à la limite de la légalité. Dans cet écrin qui s’apparente à un étau, Ken Loach parvient à insuffler un rythme très enlevé, porté par un montage resserré, qui sied à la fois à la personnalité d’Angie et à l’univers dans lequel elle se situe.
Cette mise en scène, efficace bien que pas très originale, amène le réalisateur à opter définitivement pour l’action: il évite la dénonciation stylisée par le discours, les discussions stériles qui auraient essoufflé le récit. Par des petites saynètes, il nous fait saisir l’âpreté de la vie des travailleurs immigrés, la clandestinité, l’angoisse de l’accident du travail, sans verser dans la caricature (il raconte même avoir plutôt édulcoré l’horreur de la situation de ces immigrés, dont il avait pourtant entendu des récits terrifiants). Ainsi, si tous ces personnages servent le récit, ils servent avant tout à nourrir le personnage d’Angie, balançant sans cesse entre deux attitudes : généreuse et aimante avec Karol, personnage réussi de jeune Polonais lucide et malin, empathique avec la famille du clandestin iranien, mais aussi sans pitié devant la foule d’immigrés quémandant une journée de travail.
À travers Angie, Ken Loach mène aussi une réflexion sur la liberté. Jusqu’où peut-on aller dans l’exploitation de l’autre pour s’offrir sa propre liberté, financière, personnelle ? Ce personnage est définitivement le coup de force de ce nouveau long-métrage qui, s’il n’évite pas quelques facilités de mise en scène, est porteur de bonnes nouvelles concernant un Loach qui nous avait plutôt déçus avec Le vent se lève.