Tournées en vidéo de 1994 à 2005, les saynètes qui composent Le Filmeur imposent leur réalisme tantôt ironique, banal, tantôt troublant ou choquant. Le genre documentaire n’empêche pourtant pas l’œuvre de conserver une véritable construction dramaturgique. Car c’est aussi un jeu cinématographique que nous propose Alain Cavalier. Fait marquant de ce troisième opus : le réalisateur se montre à l’image et n’est plus le démiurge d’une caméra subjective caressant son entourage. Le principe reste le même, mais on ne s’en lasse pas.
Alain Cavalier suit le temps. Il le marque aussi, par l’omniprésence d’horloges, de tintements de cloches, par la continuité des jours qui défilent durant dix années, par la construction d’un récit. Si ce dernier n’est pas tout à fait linéaire (il n’y a pas de date marquant le passage de 1994 à 2005), on le voit avancer avec ses personnages. L’évolution du réalisateur et de sa joyeuse troupe se ressent dans ce que l’on pourrait logiquement appeler des péripéties : sa femme, monteuse et muse éternelle, Françoise, se plaint de l’enrobement (excessif, pense-t-elle) de ses cuisses, puis perd du poids et montre avec fierté la grandeur (excessive elle aussi) du pantalon désormais inutile. Si les effets comiques ne manquent pas au film, celui-ci est pourtant centré sur le vieillissement. On suit la mère d’Alain dans la maladie, puis la maison de retraite, mais aussi la dégradation du réalisateur lui-même. Citant Simenon dès les premières images, il se place dans la lignée de l’écrivain en affirmant : « J’ai peur de la mort dans la vie », c’est-à-dire des signes de la mort, de son arrivée. Sa réflexion sur le temps passe alors par la maladie : atteint d’un cancer de la peau qui ne s’étend pas au-delà du nez, le filmeur se filme, et devient au même titre qu’un carillon le symbole du passage de Saturne.
Les opérations successives entraînent cicatrices, souffrances physiques et morales, blessures, inquiétudes, plus ou moins supportables pour lui comme pour nous. Tout cela est montré, telle une réalité nue, sans musique, sans effet de lumière ajoutée. La présence de l’histoire rappelle aussi que tout passe : on croise le village de Romy Schneider, joliment évoquée par la voix d’Alain, on retrouve une lettre d’un fusillé du mont Valérien, on s’informe de la mort de Massoud ou des déboires de Monica Lewinski. De même, les gros plans sur des poires, des vases, ou toutes sortes d’êtres vivants et immobiles, renvoient alors aux natures mortes, sont exhibés comme un lien au temps et à la mort. Mais ce n’est pas cette dernière qui prime : c’est la fixation de ce qui est ou a été vivant. Lorsque le cinéaste assure « j’ai mis longtemps à savoir une chose simple, je ne supporte pas de voir que ce que j’ai vu disparaisse », il change le processus de disparition en filmant. L’image immortalise en quelque sorte : c’est sans doute la peur de vieillir qui l’a poussé à se mettre lui-même en scène pour être vu, et ne pas disparaître.
Cependant, Le Filmeur est aussi la pensée d’un genre : documentaire indéniable dont le réalisme est accentué par le choix de la vidéo, il possède une véritable amorce dramatique. Alain Cavalier déclare dans les premières images « Parler et filmer en même temps, je n’y suis pas encore ». S’il hésite entre les diverses participations que peut proposer un film, il reste le centre du film, ou plutôt son unique créateur, parce qu’il est des choses qui ne changent pas avec le temps : la passion de l’expérience cinématographique… et la femme. Sa femme. Elle est là, omniprésente, vue sous toutes les coutures. Il la caresse de sa caméra, plus proche d’elle que nul autre, détaillant un orteil, une oreille, un grain de peau, laissant le champ libre à toute émotion tactile. Mais Françoise participe aussi pleinement au journal filmé : tout d’abord, elle est un élément de vie hors du commun. Elle rit, elle râle (lorsqu’il lui demande combien elle pèse, celle-ci répond « Arrête de me torturer ! tu me dis : je vais te filmer… tu vas voir comme tu es grosse ! »), elle est suivie, le regrette de temps à autre, mais ne vit pas dans l’oppression. Son mouvement apporte une vie. Et c’est le spectateur qui le suit cette fois, jamais pris à parti, jamais inséré dans ces tranches de vie. Celui qui voit est libre de participer ou non.
Le documentaire n’est a priori pas fait pour le comique systématique : celui-ci prend néanmoins les petites et les grandes choses du bon côté. On rit avec son interlocuteur lorsque le réalisateur refuse de payer qui que ce soit au noir en expliquant « ça me gène de rouler l’État, mon père était trésorier général », ou face à une mère hurlant « j’ai envie de causer ! ». On ne s’identifie pas vraiment dans la mesure où le spectateur n’a pas réellement voix au chapitre, mais ce n’est pas en voyeur qu’il participe, il regarde en égal.
Certes, il y a la maladie, la disparition, le changement, mais aussi la tendresse et l’humour. Alain fait son testament, attend des résultats médicaux, se désole de son état physique… et trouve le moyen de parer le malheur, en le montrant. Il ne s’agit ni d’acceptation, de résignation ou de révolte face à un ordre établi, mais d’une existence, simplement. « Pourquoi singer la mort, elle fait si bien son travail » entend-on… Alain Cavalier ne singe rien, ni la mort, ni la vie. Il témoigne, avec Françoise et les autres, d’une présence. Ils sont là. Nous aussi.