Alain Cavalier est un cinéaste qui cherche et recherche une façon filmique de s’approcher au plus près d’un détail – pan de peinture, objet, bout de corps –, comme on tombe en grâce. La sortie DVD chez Pyramide de ses trois films dits autobiographiques ne révèle que mieux la mise en évidence de son geste créateur. D’autant que le cinéaste s’est fortement intéressé à cette sortie en proposant en bonus d’autres bouts de ses journaux intimes et en offrant un livret couleur manuscrit qui relate par à‑coups les fondements de son travail. De l’indispensable pour saisir le parcours d’un atypique du cinéma français qui a fait tourner Alain Delon, Romy Schneider, Catherine Deneuve, donné à la France quelques chefs-d’œuvre (L’Insoumis, Le Combat dans l’île, Thérèse, …) et abandonné toute ambition commerciale pour construire une œuvre exigeante. À découvrir.
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Né en 1931, assistant de Louis Malle sur Ascenseur pour l’échafaud et Les Amants, Alain Cavalier collabore aux scénarios de Jean-Paul Rappeneau (l’excellent La Vie de château avec Deneuve), et il réalise son premier film, genre politique, en 1961 : Le Combat dans l’île avec Jean-Louis Trintignant, Henri Serre et Romy Schneider. Il récidive comme réalisateur engagé en traitant de la guerre d’Algérie sous l’œil d’un déserteur, c’est L’Insoumis avec Alain Delon et Lea Massari. Cependant, le seul engagement qu’il a profondément pris est celui qui le lie au cinéma : il va tourner coup sur coup un film policier, Mise à sac, et un drame bourgeois, La Chamade. Ce dernier film est décisif dans la carrière d’Alain Cavalier : c’est en observant le visage impeccablement fardé de Catherine Deneuve, les cils, les sourcils, les paupières, les lèvres, et la coiffure, que le cinéaste va faire ses adieux aux stars, au maquillage, à tout le tralala. « Si tout le monde est maquillé, tout le monde se ressemble », dit-il. Il veut filmer des personnes, non des comédiens ou des personnages.
Ensuite, viendront de très beaux moments de cinéma : Le Plein de super (1976), Martin et Léa (1978), Ce répondeur ne prend pas de messages (1979), Un étrange voyage (1980) avec sa fille Camille de Casabianca. Puis vient la consécration avec un film spirituel, le chef-d’œuvre d’Alain Cavalier, Thérèse.
Après Thérèse, il poursuit sa quête du silence, son travail sur les mains, les objets, les visages, Libera Me, La Rencontre, Vies, René, Le Filmeur (présenté à Cannes en 2004, journal intime filmé en vidéo), sans oublier ses films consacrés à des peintres comme Bonnard ou La Tour et ses fameux portraits, 24 au total, sur des métiers, des femmes.
La grande force de l’œuvre d’Alain Cavalier, c’est que chaque film découvre l’autre, chaque film résout l’autre, chaque film est une réflexion sur l’acte de création, que cet acte soit spirituel, amoureux, chirurgical pourquoi pas, évidemment artistique. En intitulant son dernier film Le Filmeur et non pas le cinéaste ou le réalisateur ou le vidéaste, Cavalier insiste sur le geste filmique. Le cinéma, c’est du geste, c’est-à-dire un mouvement, des mouvements, mais également une histoire, un récit, car, ne l’oublions pas, ce mot « geste » dans son acception latine médiévale signifie récit, histoire. Et le cinéma d’Alain Cavalier est fondamentalement geste : mouvements – récit.
« La préparation d’une œuvre consiste à se donner laborieusement la liberté de l’exécuter légèrement. » Paul Valéry
Journal « extime »
C’est Michel Tournier qui a mis en avant cette impudique expression : « journal extime ». L’écrivain spécifie bien que l’extime est l’inverse de l’intime et que son journal déborde en événements petits et grands de la vie quotidienne, « les étapes et incidents de mes voyages, les métamorphoses de mon jardin, les visites que je reçois, les coups durs et les coups doux du destin ».
Voici dès lors comment Alain Cavalier a déjoué son destin de cinéaste pour devenir filmeur. Voici comment il a opté pour la découverte du monde, son monde, sans une seule fois détourner le regard de l’autre monde, celui des actualités, des bombes, des vies brisées. L’intégrale autobiographique est avant tout une intégrale extime d’un grand amateur d’images.
L’écume des jours ou Ce répondeur ne prend pas de messages (1978)
Cette première expérience de l’intime se différencie notablement de La Rencontre et du Filmeur : la mise en images est profondément interprétée et une histoire passée court dans cet appartement vidé, habité par un homme sans visage qui marche, découpe, peint, détruit tout ce qui lui rappelle une accroche terrestre. Ce film est avant tout l’histoire d’une disparition. Et comme toute disparition (celle de la femme aimée), elle provoque d’autres souvenirs (des images de film, celles de L’Insoumis), réveille d’autres morts, des faits-divers. Une voix off masculine raconte par à‑coups la vie d’un homme et d’une femme utilisant toujours la troisième personne du singulier. « Elle disait, il pensait ». Des panoramiques sont alors au service d’un corps qui n’apparaît que fragmenté à l’écran, au service d’un lieu qui n’est jamais perçu en intégralité, se perd en détail. Intemporalité, délocalisation, Ce répondeur ne prend pas de messages est d’une facture mélancolique sans pareille, une douce-amère réflexion sur le cinéma, sur les morts qui jouent encore, l’arrêt photographique, le temps qui ne revient pas, les enfants qui ne devraient pas grandir, l’inéluctable de ce film qui disparaît à son tour. La fin reste encore aujourd’hui d’une grande violence : l’homme peint tout son appartement en noir et finit par s’effacer de l’image dans un étonnant fondu au noir.
Du côté de chez Françoise ou La Rencontre (1996)
La Rencontre est un des joyaux d’Alain Cavalier, un moment de grâce qui relate la rencontre amoureuse entre un homme, cinéaste, et une femme, Françoise. Le couple, en voix off, discute, commente, décrit, apporte, déploie, bref, se conte son amour tandis qu’à l’image, juste des détails, un pied, une poitrine, un chat, une pastèque, des clés, des montres,… illustrent les mots doux. Cette rencontre amoureuse implique dès lors un fourmillement de rencontres, une multiplicité de points de vue, de souvenirs : l’union scellée entre Alain Cavalier et sa Françoise se joue entre image et son. La caméra est alors le moyen de se dire, de se montrer lorsque l’autre est absent, ou alors, un moyen de garder un moment vécu ensemble, moment anodin, quotidien, moment qui a l’importance de l’amour. Parfois, Françoise est lasse de cet objectif qui la vise en égérie, le fait dire, ne veut plus être filmée et Alain Cavalier se demande alors s’il est effectivement possible de capter l’amour. Peut-être à ces moments-là, comme jadis avec Ce répondeur ne prend pas de messages, comprend-il qu’il ne peut saisir que le passé de l’amour – « tu m’as offert, tu m’as dit, tu m’as rencontré… » – et que le présent est lié fondamentalement à des événements antérieurs. Cette Rencontre, joueuse et joyeuse, est alors elle aussi teintée de douce mélancolie.
Dernier opus d’Alain Cavalier, Le Filmeur a été, à sa sortie, beaucoup moins apprécié que La Rencontre. Et pour cause : il est plus cru, plus impudique, plus « extime » que son prédécesseur. Alain Cavalier continue son dialogue amoureux avec Françoise Widhoff mais entrecoupe leur histoire d’événements qui tournent autour de leur vie, de leur appartement : images d’actualités, 11-Septembre, mort de Claude Sautet, mort du père, départ de la mère… Alain Cavalier est souvent en voyage (Vendôme, Aix, Nantes, New York…) et ne se lasse pas de décrire ses chambres d’hôtel. Il revient sur des lieux de tournage, celui du Combat dans l’île avec Romy Schneider et parle gentiment de la petite moustache qui ornait les lèvres de la toute belle. Il s’attarde, plus violemment encore, sur des objets inutiles et souvent décriés : papier toilette, cuvette de toilettes, sang sur du coton. Il filme aussi les conséquences de ses opérations chirurgicales, sans détour, crûment, se mettant face à la caméra et l’utilisant à l’instar d’un miroir. Il a beau filmer en abondance, il reste somme toute étonné de la prolifération de caméras pour entrer dans le corps, faire voir le 11-Septembre, caméra-bombe pour piéger Massoud… Il vole des images aux autres (sa mère, son père qui est par ailleurs aveugle, Françoise), il dérobe des silhouettes sans autorisation, parce que c’est ce qu’il voit et ce qu’il espère garder. Le son est direct, on entend donc le petit moteur de la caméra DV. Et les hésitations perceptibles pour filmer parfois un visage, un objet, un lieu donnent à ce Filmeur une touche amateur qui n’est évidemment qu’une illusion. Alain Cavalier ne cache rien, dit exactement ce qu’il pense au moment où il filme et tourne, tourne, tourne, sans discontinuer. Le montage seul est alors affaire du cinéaste qui doit trouver des liens entre les scènes, des accalmies après des micro-catastrophes, des idées après des moments.
En bonus, Alain Cavalier n’a donc pas pu s’empêcher de dévoiler huit récits express qui mettent à l’image des chutes, sans doute, du Filmeur. Une façon de prolonger encore son « extime » au-delà du visible. « Filmer seul est le contraire de la solitude. Tout est dans l’échange avec la personne que je filme. Comme elle est seule devant moi, c’est mieux aussi de l’être face à elle » remarque Alain Cavalier dans le livret couleur manuscrit.
Ces trois films ainsi étendus dans le temps (trente années) ne posent que mieux le parcours d’un cinéaste atypique qui se veut filmeur et révèlent le geste dans toute son acception. Un conseil – comme Alain Cavalier aime toujours en donner pour encore plus profiter de ses films – un conseil donc : Ce répondeur…, La Rencontre et Le Filmeur doivent se déguster sur trois jours, sans modération.