Expérience quasi unique dans le cinéma, Je veux voir part d’une idée aussi simple que lumineuse : faire cohabiter deux expériences, deux histoires du cinéma que l’on pouvait croire opposées et que l’on découvre ici totalement complémentaires. Cinquante ans après Stromboli de Roberto Rossellini, le couple de réalisateurs libanais dépouille une icône du cinéma de tout son artifice pour la confronter au réalisme des images le plus violent.
Lorsqu’en juillet 2006, le sud du Liban est bombardé par Israël, les vidéastes et documentaristes Joana Hadjithomas et Khalil Joreige s’interrogent sur ce que peut le cinéma face à cette énième guerre qui n’en finit pas de meurtrir leur pays. Ils ont alors l’idée de génie d’interroger autrement le spectateur : ils vont faire dialoguer deux représentations du cinéma. L’une, incarnée par l’icône glamour Catherine Deneuve, beau porte-parole d’un cinéma construit sur l’artifice et l’art de la représentation, l’autre, tourné vers ce réel pour lequel l’image se suffit à elle-même, où l’artifice ne sert plus à rien.
Dans la scène d’ouverture, Catherine Deneuve, au Liban pour participer à un gala de bienfaisance, affirme « vouloir voir » alors qu’elle observe du haut d’un building une vue plongeante de Beyrouth. Elle veut éprouver ces lieux physiquement pour se faire sa propre représentation de ces territoires marqués par les conflits, qu’elle ne connaissait que par le filtre des images télévisées. Rabih Mroué, le Libanais qui l’accompagne, re-découvre les lieux de son enfance métamorphosés par les bombes. En décidant d’accompagner celle qui veut voir, un changement s’opère : « il n’est plus un touriste dans son propre pays ». Il n’est plus passif devant ces paysages meurtris. Il témoigne et donne à voir tant à l’actrice qu’au spectateur. Le rôle de l’acteur et plus largement du cinéma est ainsi mis en exergue : il est celui qui peut et se doit de construire des ponts entre le fantasme et la réalité.
Ce film n’est cependant pas un film sur la transmission comme on l’entend habituellement. Les dialogues sont rares et les silences se font insistants, révélant l’impuissance du langage face aux stigmates de la guerre. Il s’agit davantage de mettre en scène un ressenti. Les mouvements de la caméra tenue à l’épaule révèlent la tension des corps du filmeur et du filmé. On ressent les cahots des routes sinueuses, la fatigue produite par le voyage souligné par ce travelling d’une rare beauté sur les champs qui se floutent jusqu’à devenir des aplats colorés. Notre regard passe brutalement du paysage au corps des acteurs opérant un rapide changement d’échelle. Les procédés de fabrication sont mis en scène : on voit l’équipe négocier avec les autorités militaires pour filmer un chemin qui borde la frontière. De cette attente, peut parfois naître des scènes avortées comme d’autres, impressionnantes, peuvent surgir à l’improviste.
La question du cheminement est au cœur de ce processus de création. Tout au long de ce déplacement physique les protagonistes accomplissent un cheminement intellectuel. Les acteurs ne sortiront pas indemnes de ce voyage. Catherine Deneuve, sans qui le film aurait perdu une partie de son sens, convoque avec elle toute une histoire du cinéma qui fait qu’on ne s’attend pas à la voir dans un lieu où la fiction a déserté pour ne laisser place qu’au réel le plus brut. Ce va-et-vient entre deux représentations atteint probablement un paroxysme lors de cette très belle scène où le visage de Deneuve, abrité derrière une vitre de voiture, apparaît en surimpression sur les ruines de la ville. Sa présence est en soi un acte politique dans la mesure où la volonté de voir, de dessiner un nouveau territoire pour soi, est un geste de citoyenneté. Cela nous renvoie aux thèses de Susan Sontag développées dans son ouvrage Devant la douleur des autres. Que signifie représenter la douleur des autres, quel type de regards ces représentations suscitent- elles chez le spectateur en cette époque ou les images de souffrances sont banalisées ? Les cinéastes refusent l’aspect spectaculaire des images médiatiques et décident volontairement de filmer le pays à la fin du conflit, en pleine reconstruction, en cette période de transition, de latence.
Les villes et villages défigurés méconnaissables incarnent la douleur de ce peuple. Le paysage est personnifié, il porte en lui les blessures de ces hommes. Les deux acteurs déambulent à travers les ruines, traces d’une vie passée réduite en poussière. Ces plans ne sont pas sans rappeler l’esthétique des romantiques allemands et les œuvres picturales d’un G.-D. Friedrich. Elles symbolisent un passé révolu, la fragilité de l’existence en opposition avec l’immuabilité de la nature révélée dans les magnifiques plans récurrents de paysages. Cette précarité de l’existence humaine est à nouveau mis en scène dans cette séquence se déroulant sur les chantiers de bords de mer pendant laquelle les bulldozers s’affairent à réduire à l’état de poussière les vestiges de la guerre : de la destruction, on passe à la reconstruction, comme un inlassable recommencement.