Certains cinéastes ne se facilitent pas la tâche. Le titre d’une œuvre peut revêtir tant de formes, recouvrir tant de sibyllines significations… Je veux voir, lui, fait osciller ce véritable incipit entre l’évidence littérale et le vertige interprétatif – une dichotomie qui n’est étrangère ni à ses réalisateurs Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, ni à son interprète Catherine Deneuve, comme le prouve l’édition de ce discret film-événement.
C’était au milieu des années 1980. Après l’invasion israélienne au Liban, Okapi, magazine adolescent de l’époque, livrait à ses jeunes lecteurs un reportage sur le pays supplicié, créant en eux des envies de devenir des Albert Londres, des Dith Pran. À fouiller dans les poussiéreux cartons de ces années-là, on retrouve le magazine, et son dessin de presse illustrant le dossier-reportage : un reporter, planqué dans les ruines, évite une balle, et lâche « le fond de l’air est frais ». Des décennies après, le fond de l’air ne s’est pas réchauffé, les ruines sont bien là, toujours plus présentes.
L’absurde conflit du Liban évoque l’absurde littéraire, dans son incessante répétition, son ubuesque redondance, également dans l’adaptation constante, vertigineuse, de ses habitants à cet état de guerre quasi permanent. Aujourd’hui, l’absurde hérité de Camus peinera cependant à rendre l’épouvante libanaise, tant à nos yeux le conflit s’est galvaudé. Les réalisateurs Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, dans leur entretien filmé présent dans les bonus l’évoquent, de même que Catherine Deneuve lors de sa conférence de presse : Je veux voir implique, fondamentalement, plus de revoir, de réapprendre à voir. Et chacun de saisir l’importante mise en abyme de cette actrice qui a tant donné à voir, de ces cinéastes – démonstrateurs par essence – qui admettent qu’ils veulent, et doivent, rouvrir les yeux.
Et ne parlons pas ici de documentaire. Les réalisateurs Joana Hadjithomas et Khajil Joreige le disent assez : s’il y a eu un scénario à Je veux voir, il n’a été connu que d’eux seuls. Les acteurs Catherine Deneuve et Rabih Mroué ont été laissés très libres, et ont autant écrit le film qu’eux. Et que le Liban lui-même, évidemment. La terre sur laquelle a été tourné le film apparaît comme essentiellement cinégénique, assumant pleinement son rôle de pays – métaphore : voir pour s’en convaincre l’absurde scène d’atermoiements législatifs autour du trépied de la caméra à la frontière – c’est un instrument de précision, donc c’est une arme.
Le cinéma, une arme ? Voilà bien longtemps qu’on ne se prend plus à rêver de telles affirmations. Pourtant Joana Hadjithomas et Khalil Joreige sont formels : filmer au Liban peut y être perçu aussi violemment que de débarquer les armes à la main. L’ombre de Peter Watkins n’est jamais loin. Le théoricien de la monoforme a été au bout de sa démarche formelle avec sa Commune. Comme dans ce film-fleuve (la métaphore vaudra bien autant pour la longueur de l’œuvre que pour le mouvement de fond initié dans sa troupe d’acteurs), la fonction de miroir du film échappe à ses créateurs. Ainsi le démontre, l’émission L’Avventura, de Laure Adler, en bonus audio, où sont accueillis les deux artistes. Passablement redondante, l’émission reprend, parfois au mot près, des propos déjà vus dans l’entretien filmé. Mais à entendre l’émission, la discours des chroniqueurs, leur dialogue vis-à-vis des auteurs, on s’aperçoit que, déjà, le film ne leur appartient plus. Il relève tout autant à présent du rapport tissé entre l’œuvre et son auditoire. Ce réel galvaudé auquel Joana Hadjithomas et Khalil Joreige voulait redonner du sens est déjà multiplié – sa perception, et par là même son existence, équivoque.
À la fin de Je veux voir, Deneuve n’est plus Deneuve, mais son personnage, son symbole. Rabih Mroué non plus, qui, lui, ne voulait pas voir. Non plus que les cinéastes, ni, bien sûr, que les spectateurs. Dans les mains d’Ari Folman, les mêmes images persistaient à demeurer irréelles, animées : mais dans le polémique épilogue de Valse avec Bachir, le cinéaste laissait le réel reprendre ses droits. Lui aussi ne pouvait faire autrement que voir. Et les images, sur l’écran, puisaient finalement dans leur irréalité le plus fort de leur signification. Je veux voir, à la lumière des discours des artistes ayant présidé à sa création, prend véritablement son essor en tant que paradoxe narratif : tous, eux et nous, voulons voir – le cinéma dans son entièreté comme voyeurisme pur. Spectateurs, actrice et réalisateurs semblent, à la vision des suppléments du DVD de Je veux voir, pris dans le paradoxe de la métaphore la plus pertinente de la mise en abyme : les miroirs se reflétant les uns les autres – la séduction de l’illusion infinie, et la terreur de savoir que cette réplique si parfaite n’a finalement aucune réalité. Joana Hadjithomas et Khalil Joreige s’interrogent finalement : avoir voulu redonner une réalité au réel cinématographique, n’était-ce que créer une illusion de plus ? Et quelle illusion s’est levée, spontanée, imprévue, des ruines libanaises pour apparaître devant leur caméra ? La circonspection sous-jacente du discours de ses créateurs finit de donner une valeur sans prix à Je veux voir.