Je veux voir est votre troisième long métrage après le déjà remarqué A Perfect Day sorti en France en début d’année 2006. Quel fut le point de départ de ce projet ambitieux ?
Joana Hadjithomas : Au moment de la guerre de juillet 2006 entre Israël et le Liban, nous étions en France, à Marseille plus exactement, et nous devions rentrer le lendemain. L’aéroport était fermé et nous ne pouvions plus aller au Liban. Nous sommes donc restés en France et nous avons vu cette guerre à travers l’écran de télévision : nous étions donc les spectateurs de cette guerre-là. Les images qui furent montrées nous ont énormément perturbés car il s’agissait d’images très dures, presque insoutenables, très spectaculaires, et en même temps, on avait le sentiment que la tolérance face à ces images augmentait et qu’elle ne changeait pas l’ordre des choses. Après cette guerre, nous nous sommes demandés : que doit-on faire ? Que peut le cinéma ? Quel genre de film peut-on faire à partir de maintenant ? C’est là où nous avons fait une rencontre, un attaché de presse, Tony Arnoux qui, lui, était bloqué à Beyrouth. Il nous a dit vouloir nous aider et nous a proposé de faire quelque chose ensemble. De là est née cette idée : que peut le cinéma ? Posons la question de façon un peu littérale et invoquons pour cela une actrice de cinéma, et pas seulement une actrice mais une icône de cinéma, quelque chose comme l’histoire du cinéma ; ensuite, voyons de quelle manière nous pouvons provoquer une rencontre avec l’acteur avec lequel nous travaillons beaucoup – et qui est un grand « performer » de théâtre – et qui lui représente un peu l’histoire de notre génération. Il est vrai que cette guerre a été difficile pour notre génération et c’est une façon de confronter le cinéma à ce réel-là.
Les ravages et les traumatismes de la guerre au Liban sont le centre névralgique de votre film. Vous parliez du rôle du cinéma et le compariez aux images de télévision : quel peut être selon vous l’apport supplémentaire d’une image de cinéma par rapport à une image de télévision ?
Khalil Joreige : Je crois que les images de télévision sont toujours très spectaculaires et elles collent à l’événement. Elles fonctionnent très souvent sur les mêmes principes d’affect. C’est une image qui touche parce qu’il y a toujours les mêmes structures qui sont mises en place : le pathos, etc. On le voit d’ailleurs aujourd’hui dans un journal télévisé : celui-ci est beaucoup plus rapide, il y a plus de sujets qu’il y a dix ans encore. Cette structure-là procède notamment par la simplification. Notre travail est de rendre compte d’autre chose, de la complexité de certaines situations : on s’attache aussi à ce qu’on ne peut pas voir, d’où le titre du film notamment. Je veux voir mais qu’est-ce que je peux voir ? Comment je peux me rendre compte de ce qui est ? Je crois que c’est le travail des cinéastes que d’essayer de prendre à bras le corps cette question-là : qu’est-ce qu’une représentation ? Comment représenter après une catastrophe ? Quelle est la distance nécessaire ? Cela pose la question de l’éthique : comment filmer cela ?
J.H. : Peut-être aussi que la télévision, d’une certaine façon, nous met à distance de ce monde-là. C’est à dire qu’elle travaille avec de l’affect : nous sommes touchés, nous nous identifions mais nous restons à distance. Le cinéma reprend parfois les mécanismes du spectaculaire et on commence à s’habituer à une façon de voir qui fait qu’on ne voit pas vraiment. C’est à dire qu’on se protège énormément de ce qu’il faut voir du monde, ce qui explique certainement une forme de dépolitisation sous forme de vivre à côté du monde qui nous entoure. Le cinéma est peut-être ce lieu où il faut re-réfléchir et reproduire des images de façon différente, de façon moins directement autoritaire en s’imposant moins directement au spectateur afin de lui laisser plus d’espace pour que lui-même puisse se projeter et créer ses propres émotions, et enfin s’approprier tout ce qui se passe autour de lui : ne pas être seulement ce spectateur qui reçoit mais qui est aussi actif. Nous pensons qu’il y a de la place pour un cinéma actif et pour un spectateur actif.
Vous vous êtes entourés de l’actrice française la plus connue au monde, Catherine Deneuve. Comment avez-vous réussi à la convaincre de participer à cette aventure inédite ?
K.J. : Nous avions un désir de travailler avec elle et seulement avec elle pour ce projet-là. C’était très important car non seulement Catherine Deneuve est une personne très connue, mais elle a aussi ce visage très particulier qui fait qu’elle est lointaine et proche en même temps. Elle a cette capacité à être une sorte d’écran sur lequel on peut projeter beaucoup de choses. Elle n’essaie pas de capter et de tirer vers elle certaines émotions. Notre désir était donc très très fort. En fait, nous lui avons écrit une simple lettre de trois pages lui expliquant un tout petit peu notre intention de départ. Tony Arnoux a pu le lui la remettre et le lendemain elle nous a répondu qu’elle venait. Nous étions très surpris. Nous lui avons dit qu’il n’y avait pas d’argent, que c’était dangereux, ce à quoi elle a répondu que ce n’était pas un problème. Elle était étonnamment ouverte. Elle a accepté pour des raisons que nous n’avons jamais complètement saisies. Elle nous a offert un énorme cadeau et tout le film est une sorte de cadeau. En effet, le cinéma semble avoir rendu des choses possibles.
J.H. : Ce qui était assez extraordinaire, c’était le fait qu’elle s’engage dans un film artistiquement dangereux. Elle n’avait pas le scénario, elle ne savait pas exactement ce qu’il se passait avant de tourner la scène. Toute l’idée du film était de rester très ouvert et d’accepter l’imprévu durant le tournage. Au contraire, appeler cet imprévu et voir ce qui allait advenir. Le film fonctionne un peu comme une expérience : mettre deux corps en présence dans un réel éprouvé et de voir ce qui se produit. À chaque fois, on posait un cadre et on attendait de voir ce qui allait se passer.
Pour le spectateur cinéphile, Catherine Deneuve fait partie de ces rares actrices qui emmènent avec elles tous les personnages qu’elle a pu incarner par le passé. On ne peut s’empêcher de penser à ses rôles dans les films de Jacques Demy, Luis Buñuel, François Truffaut ou André Téchiné qui sont assez emblématiques du cinéma de l’artifice. Or, là, elle apparaît dans le cadre de la réalité brute de la guerre : était-ce un moyen de rendre complémentaires plusieurs formes d’expressions cinématographiques ?
J.H. : L’idée même du film était que, justement, Catherine Deneuve est quelqu’un qui transporte avec elle cette histoire du cinéma en étant ce « corps-fiction ». Elle a aussi ce visage, cette aura, si lointains et si proches en même temps. Ce qui fait qu’elle est très proche de nous et qu’elle reste en même temps à une certaine distance. Cette distance était très importante pour le film. En travaillant avec elle, on se disait bien que le choc de cette fiction et du réel allait provoquer quelque chose — ou pas. D’une certaine façon, on appelait la fiction à revenir dans des lieux qui n’étaient plus directement en contact avec cela. Quand je parle de la fiction, je parle de la propension à rêver, à voir de la beauté et à embrayer des histoires personnelles. Et ici, cela se passe dans des lieux où le réel a pris beaucoup de place. Ce qui n’était pas facile, c’était de demander à Catherine de jouer son propre rôle, ainsi qu’au reste de l’équipe. En jouant son propre rôle, elle déconstruit donc cette idée : on ne peut pas oublier continuellement avec qui on est. Parfois, certains spectateurs nous disent : « Mais quand je vous ai vus prendre cette route, mais enfin, c’est Catherine Deneuve ! Qu’est-ce qu’ils vont lui faire ? Qu’est-ce qui lui arrive ?» Nous sommes tout le temps dans un déplacement : parfois, on a le sentiment d’être proche d’elle, et à d’autres moments, on se souvient que c’est Catherine Deneuve, pas seulement cette personne mais aussi ce qu’elle représente. Ce point-là nous intéressait énormément et cela ne pouvait fonctionner qu’avec elle. Elle a ce pouvoir très fort dans l’imaginaire des Français et des cinéphiles. Comme nous essayons de brouiller un peu les pistes entre les traditionnels fictions/documentaires et de laisser une certaine forme de porosité, c’était intéressant de procéder ainsi.
Auriez-vous quand même envisagé le film si elle n’avait pas accepté le projet ?
J.H. : Tout aurait été remis en question. Du moins, ce n’est pas du tout ce film-là que nous aurions fait. C’était vraiment l’idée d’être avec elle qui était très importante. On a senti très vite – à travers ses choix de films et dans ses interviews – que Catherine Deneuve avait beaucoup de pudeur et de décence par rapport aux choses et c’était pour nous essentiel. On savait qu’elle ne jouerait pas les touristes ou les ambassadrices, qu’elle aurait cette place de personne qui veut voir mais qui est aussi capable d’accompagner. Dans notre cinéma, c’est très problématique et dangereux de prendre quelqu’un comme elle et de la confronter à ce réel-là. Nous marchions sur des œufs et nous savions qu’elle marcherait de la même manière que nous.
La ville, les ruines d’un côté, Catherine Deneuve de l’autre : nous avons à faire à deux personnages à part entière qui happent tour à tour l’œil du spectateur. Comment avez-vous trouver ce juste équilibre afin de les faire dialoguer ensemble ?
J.H. : C’était très difficile car c’était la partie la plus problématique. Filmer les ruines, nous le faisons depuis très longtemps car nous avons commencé à travailler dans les années 1990, au moment où le centre ville de Beyrouth s’ouvrait à nouveau et qu’il fallait rendre compte de toutes ces ruines. Mais lors du tournage de Je veux voir, nous ne pouvions plus filmer ces ruines comme avant. Il fallait une nouvelle façon de les voir – ou de ne pas les voir. Par rapport à Catherine, ce qui était très important, c’était là où nous allions nous placer. Il y a un dialogue entre Catherine et le pays : lorsqu’elle arrive sur place, elle parle d’un immeuble en ruine en pensant qu’il s’agit des traces de la dernière guerre, ce à quoi Rabih Mroué répond qu’il s’agit des ruines de la guerre d’avant. De ces ruines jusqu’à celles que l’on voit en bord de mer où des bulldozers tentent d’en extraire le fer pour reconstruire, on assiste là à un véritable cycle – destruction/construction – propre à l’homme. Ce qui nous a aidés, c’est d’abord que Catherine se mette à une bonne distance, mais c’est aussi passé par la présence de Rabih Mroué qui a un vrai vécu par rapport à la guerre. Lorsque Catherine et Rabih arrivent dans le village bombardé, ils sont là pour la première fois. Lui n’était jamais revenu dans son village et Catherine n’avait probablement jamais vu un amas aussi considérable de ruines. À cet instant, elle va l’accompagner alors qu’il vit quelque chose de très fort, un désarroi de ne pas se retrouver, de perdre son orientation. Leurs regards conjugués ont permis de filmer. Elle dit « Je veux voir » mais elle ne sait pas quoi ni ce qu’elle va comprendre. Rabih veut aller vers le sud mais en même temps, il ne veut pas y aller car il n’y est jamais retourné et ne veut pas être comme un touriste. De notre côté, nous demandons à ces deux acteurs de nous permettre de voir. C’est un vrai partage de regards. C’est de cette manière qu’on arrive à filmer ces ruines-là.
K.J. : Pour nous, il était très important de ne pas les esthétiser, de ne pas les instrumentaliser, de ne pas les utiliser comme un prétexte. Se pose alors la question de la morale au cinéma – le travelling de Godard – et toute une réflexion sur notre rôle de cinéastes : que peut-on montrer et comment rendre compte de cela ? Car il faut croire en ces images alors qu’il est difficile de croire en toutes ces images que l’on voit. La guerre déréalise et enlève l’histoire parce qu’elle marque une rupture et une nouvelle histoire. Notre volonté était de revenir en faisant se rencontrer ces deux histoires-là à cet endroit-là. Je crois que lorsque le réel est tellement fort, la sophistication de l’image cède le pas au réel des images militantes ou de propagande dans lesquelles nous nous reconnaissions pas.
J.H. : Nous essayons justement de créer un autre territoire. Le but de ce film est de montrer que le cinéma peut être un autre territoire où on pourra vivre des choses différemment, où on va aller contre la division binaire du monde. Ce n’est pas accepté par tout le monde, mais on essaie…
Il y a cette scène assez surprenante où il est question d’un rôle mythique joué il y a de nombreuses années par Catherine Deneuve (Belle de Jour). À cet instant, l’écran devient noir : quel sens y donnez-vous ?
J.H. : Dans le film, il y a beaucoup de citations cinématographiques. On évoque Hiroshima mon amour, le travail de Rossellini, Le Vent de la nuit de Philippe Garrel ou encore La Dolce Vita. Lorsqu’il y a des moments de violence, l’histoire est très importante car elle permet de ne pas déréaliser. Dans ces moments-là, il est très important d’avoir un nom, un visage et une histoire. Ce monologue autour de Belle de Jour était très fort car il était très approprié à cette façon de vouloir expliquer et montrer tout en s’interrogeant sur la manière de montrer. L’écran devient noir parce qu’il n’y a rien à montrer. Du coup, on fait quelque chose qui n’est pas très permis au cinéma mais les règles cinématographiques sont là pour être transgressées.
K.J. : Cette scène fait aussi part d’une intimité entre eux, une intimité qu’on n’a peut-être pas réussi à saisir en terme d’image mais qu’on a peut-être réussi à capter au niveau du son. Cette intimité vient après quelque chose qu’on essaie de rattraper. Et on verra justement comment ce réel déborde aussitôt après. Ce film-là est très libre dans sa forme et il était important pour nous de donner une importance à la musicalité, c’est-à-dire à la voix. C’est pour cela qu’à un moment du film, il y a ce texte en arabe qu’on ne traduit même pas. Cette musicalité évoque alors d’autres choses et Catherine Deneuve, c’est aussi une voix. Et c’est très étonnant de voir ce qu’il reste de cette voix lorsqu’on fait un emprunt.
Même si le film paraît totalement libre, on imagine bien qu’il était impensable de ne pas planifier le tournage. Comment avez-vous organisé celui-ci selon votre désir de montrer ?
J.H. : En fait, il fallait totalement organiser ce tournage. À la base, nous savions que nous n’avions que six jours car Catherine Deneuve nous avait offert ce temps-là. Ceci détermine beaucoup de choses dans la mesure où il y a beaucoup de routes à parcourir. Par ailleurs, les autorisations étaient très problématiques. C’était tellement compliqué à organiser au niveau de la sécurité – car il y avait un véritable danger qui nécessitait d’être constamment alerte – qu’il nous a paru impensable de ne pas inclure dans le film toute la préparation de ce film. C’est à ce moment-là que l’idée de déborder du film est arrivée. Mais il ne s’agit pas pour autant d’un making-of, même lorsqu’on voit l’équipe. C’est tout simplement le film qui déborde. En amont, nous avons fait énormément de repérages puis nous avons écrit un scénario que nous avons préparé avec l’équipe et que les acteurs n’avaient pas. Progressivement, lorsque nous arrivions dans un lieu, on posait un cadre et la HD nous permettait de tourner autant qu’on le souhaitait. Il ne fallait pas que le scénario soit contraignant, il faut s’en affranchir.
K.J. : C’est une pratique que nous avions déjà dans nos autres films. Le scénario sert de base mais il nous faut plus. On veut y croire, il faut que cela s’incarne. Lorsqu’on voit le générique, on remarque que c’était un vrai tournage avec une grande équipe. Après, c’était à nous de travailler la mise en scène. Le film, qu’il soit documentaire ou fiction, il s’agit toujours de mise en scène. Mais il fallait faire aussi des images auxquelles on croit. Et c’est difficile de croire à la présence de Catherine Deneuve dans cette partie du monde. On avait d’abord écrit une possibilité de fiction où elle devait jouer un caractère mais on perdait une demi-heure de film pour rendre cela plausible. Alors que ce qui nous intéressait, c’était avant tout sa présence à cet endroit-là et ce qu’elle allait provoquer.
Il y a cette scène étonnante où vous voulez pénétrer un chemin près de la frontière israélienne et qui vaut un certain nombre de négociations avec les forces armées. Une tension naît de cette scène et au final, il ne se passe quasiment rien. Catherine Deneuve a même ce geste de dépit face caméra qui signifie « on fait quoi maintenant ?» Que veut dire cette scène dans le parcours de cette femme qui veut voir ?
K.J. : Ce lieu était l’un des moteurs du film. Quelques temps avant, étant donné que nous sommes plasticiens, nous avions essayé de tourner une vidéo et nous avions posé notre caméra sur un trépied. On nous a expliqué par la suite que mettre un trépied dans un endroit stratégique pouvait poser de gros problèmes car le trépied est considéré comme un outil de précision. C’était donc un lieu que nous ne pouvions plus investir en terme de cinéma. En y amenant une vraie équipe et Catherine Deneuve, cela nous permettrait-il de filmer à cet endroit-là et provoquer l’ouverture de cette route ? Ce qui était très important pour nous, c’était que, symboliquement, nous avions pu faire quelques pas. Cela rejoint d’une certaine façon le titre de notre exposition qui va avoir lieu au Musée d’Art Moderne : c’était un acte héroïque de l’ouvrir mais juste pour quelques pas, « we could be here just for one day ». C’est extraordinaire pour nous d’avoir réussi physiquement à y aller.
Dans la dernière partie du film, on quitte le Liban ravagé pour suivre Catherine Deneuve dans un gala de charité assez mondain. On reste cependant obnubilé par tout ce qu’on a vu auparavant et on a surtout le sentiment que Catherine Deneuve prend sur elle une autre mémoire collective que celle du cinéma. Lui donnez-vous dans cette scène une responsabilité particulière par rapport à ce qu’elle et le spectateur ont vu ?
J.H. : Le spectateur voit tout au long du film Catherine Deneuve dans des lieux où il n’a pas l’habitude de la voir. C’était donc très important de la remettre dans un endroit où il se l’imagine plus volontiers. En la replaçant dans ce milieu-là, c’était pour nous une manière de montrer combien elle avait évolué grâce à son voyage. Et en même temps, il s’agit d’une séquence où nous voulions à tout prix que la fiction revienne dans ce lieu-là qui est en totale opposition avec ce que nous avons montré auparavant. La question est donc de savoir si la fiction va pouvoir renaître ici. Mais dans cette scène, Catherine échappe, elle n’est jamais totalement là : on voit bien qu’elle est ailleurs, qu’elle réfléchit à autre chose. Lorsqu’elle regarde vers Rabih, elle regarde aussi vers la caméra : il y a donc tout un rapport avec le spectateur.
K.J. : Plusieurs choses sont importantes : en aucun cas, ni l’un ni l’autre ne représentent autre chose qu’eux-mêmes. Catherine Deneuve n’est pas là en tant qu’ambassadrice et Rabih Mroué n’est pas le représentant des Libanais. Ce n’est pas la rencontre de deux pays mais celle de deux êtres. Et il y a quelque chose qui est extraordinairement touchant pour nous, c’est qu’on invoque une icône de cinéma qui accepte de sortir de ce statut et de se mettre en danger. À un moment du film, Rabih lui dit qu’il croit qu’on la reconnaît dans les rues, ce qu’elle réfute. Par contre, à la fin, tout le monde la reconnaît dans cet endroit mais elle ne se reconnaît pas. Cela pose la question du territoire dans lequel nous souhaitons être reconnus. Par exemple, Joana et moi voudrions être reconnus dans le territoire du cinéma parce que c’est un territoire auquel nous croyons.
Le film s’achève sur des images nocturnes : les images de guerre ont disparu ainsi que les deux acteurs qui peuplaient continuellement le cadre. Était-ce le moyen de dire que l’histoire continue et que quelque chose recommence ?
J.H. : C’est le souffle d’une certaine liberté. On respire. Il s’agissait de montrer un petit espace illusoire. Cette séquence de fin montre quelque chose de très particulier propre au Liban : quoiqu’il arrive, on peut toujours se relever. La maison est détruite, on la reconstruit, la vitre se casse, on la remplace. On est toujours dans ce mouvement de recommencement qui est à la fois admirable – et pour lequel j’ai une certaine fascination – mais qui me perturbe énormément car j’ai le sentiment qu’il est toujours nécessaire de s’arrêter pour se demander ce que l’on devient. Mais l’agitation reprend toujours le dessus. Cette séquence raconte cela : à la fois cette formidable énergie et cette profonde agitation.