Dès la réalisation de son premier long métrage Cabin Fever en 2002, Eli Roth invente le « gorno », sous-genre du film d’horreur fondé sur la répétition systématique de tortures et mutilations en plein champ. À l’instar du cinéma pornographique, c’est la monstration du corps, de ses membres, qui est au cœur du spectacle ; mais, ici, ce sont les supplices du corps qui deviennent la colonne vertébrale d’un scénario cruel, où le spectateur attend avec certitude l’inéluctable mise à mort de presque tous les protagonistes.
Son film Hostel II, réalisé en 2007, permit de donner à la violence du genre un sens satirique et politique en la présentant comme une conséquence extrême du commerce mondialisé : les hommes les plus riches de la planète, américains compris, y payaient des fortunes pour venir torturer leurs propres compatriotes à l’étranger. Le gorno devenait l’expression esthétique directe d’un regard atroce – mais aussi terriblement symptomatique et extrêmement contemporain – faisant de l’être humain une matière première, un objet comme un autre que l’on trafique, que l’on déplace comme on veut…
Un thriller faussement provocateur
Knock Knock expérimente un genre moins sanglant, au propos bien moins corrosif : celui du thriller et du home invasion movie (où les héros sont assiégés et menacés à l’intérieur de leurs propres maisons). Un père de famille et architecte, Evan (Keanu Reeves), resté seul pour travailler un week-end, accueille naïvement deux jeunes femmes égarées, Bel (Ana de Armas) et Genesis (Lorenza Izzo), qui s’avèrent être à la fois des prédatrices sexuelles et de dangereuses psychopathes. Située derrière les collines d’Hollywood, l’élégante maison d’Evan, peuplée des sculptures d’art contemporain de son épouse, se transforme rapidement en cour de récréation sadique puis en champ de bataille plein de décombres – un travelling d’ouverture et un travelling final à l’intérieur de la maison permettent de mesurer l’ampleur de la destruction opérée par les deux invitées. On pourrait croire à une tentative néo-punk du réalisateur, celle de proposer au spectateur, le temps d’un film, le renversement joyeux de tous les stéréotypes du bon goût et de la réussite à Hollywood : la platine vinyle du parfait bobo est transformée en instrument torture, une sculpture est comparée à un phallus géant (celle-ci, de manière douteusement potache, illustre l’arrière-fond de nombreux plans), toutes les œuvres d’art et les photos de famille se retrouvent taguées, et une étonnante formule clôt l’ensemble : « art is shit ». Mais ces provocations ne sont que des instants farcesques dans une mise en scène très classique qui ne semble pas défendre de réflexion particulière, sur un plan politique ou humain. Il ne s’agit pas, comme dans Les Chiens de paille de Sam Peckinpah, de montrer le réveil de l’animalité, de la sauvagerie au cœur d’un homme finissant par sombrer dans l’ultra-violence au nom de la légitime défense. Au contraire, le personnage principal de Knock Knock, bien souvent entravé, ligoté dans la totalité de ses mouvements, subit l’action comme un punching-ball.
Tout appartient ici à l’habituelle logique linéaire d’acharnement sur le personnage principal et son milieu, propre à tous les films d’Eli Roth. C’est le caractère incoercible, mécanique de la violence et de la perversité, revenant comme un boomerang que l’on a voulu chasser au loin, qui est censé être le moteur de la peur. Hélas, faute d’une mise en scène jouant vraiment avec les réactions du spectateur, ce thriller ne nous fait pas trembler. On est bien loin du terrifiant dispositif de Funny Games de Michael Haneke, qui visait à questionner le spectateur sur son voyeurisme et sa violence : le cinéaste y choisissait de faire partager au spectateur le point de vue d’une famille séquestrée et violentée gratuitement par deux inconnus, tout en le laissant par moments à distance, témoin à la fois impuissant et malsain.
Un film comique ?
Il y a malgré tout des scènes divertissantes dans Knock Knock. Ce sont celles où le film bascule vraiment dans le burlesque et le point de vue d’Evan afin d’exprimer une certaine peur des jeunes femmes (celles-ci n’hésitant pas à accuser de pédophilie le brave homme) qui sonne bien plus authentique que le reste de la part du réalisateur quarantenaire. Pendant une première séquence de séduction, le fidèle mari cherche à s’éloigner des deux conquérantes en sautant d’un siège à l’autre de son salon, fuyant le cadre et les femmes comme dans un nouveau slapstick aux rimes visuelles réjouissantes. Un peu plus tard dans le film, au lendemain d’une première nuit agitée avec Bel et Genesis, la caméra l’accompagne, errant ensommeillé dans les couloirs. Evan découvre enfin les deux jeunes femmes dans une cuisine jonchée de nourritures et d’emballages abandonnés, l’une en train de dévorer goulûment des céréales dans une gamelle pour chien, l’autre envoyant des pancakes partout dans la pièce. Ce ne sont plus des femmes fatales, mais bien plutôt la résurrection des « gremlins » de Joe Dante, version filles. Les jeunes femmes, dans Knock Knock, sont des tsunamis incontrôlables, détruisant tout dans la maison, laissant l’homme complètement démuni. La virilité et la faiblesse se transfèrent d’un sexe à l’autre en une comique inversion des rôles, comme pour dire les évolutions de la société contemporaine. La terreur face aux nouvelles technologies devient elle aussi un déclencheur comique, notamment lorsque le personnage masculin, au lieu de retirer une vidéo très humiliante pour lui qu’il est censé avoir mise en ligne lui-même, la « like » sans faire exprès…
Eli Roth esquisse donc, à de rares moments du film, une intéressante réflexion satirique sur la fin de la virilité chez le « quadra » américain, incarné par le lisse Keanu Reeves – celui qui, justement, était le symbole d’un héroïsme sans faille et quelque peu asexué dans les blockbusters des années quatre-vingt-dix comme Speed et Matrix. Mais, faute de choisir le genre pleinement assumé de la comédie, l’entreprise était bien difficile en employant le modèle hollywoodien du thriller comme on utilise un emballage sous vide.