Le présent texte poursuit une réflexion, entamée avec Ready Player One et poursuivie avec Rampage, sur les formes ouvertes par le cinéma numérique.
1. La Prophétie de l’horloge se clôt sur l’image d’un fauteuil qui, animé numériquement, éternue. Ce plan fait suite à un certain nombre de micro-événements disséminés au creux du film, renvoyant pour chacun d’eux à l’existence d’un sujet numérique produisant du rejet : ainsi d’une sculpture végétale en forme de lion qui vient se signaler en éjectant des feuilles mortes sur un mode excrémentiel, ou d’une armée de citrouilles explosant une par une à la figure des héros. Une scène est peut-être plus parlante encore, soit celle où l’oncle Jonathan (Jack Black) fait part d’une envie d’uriner, avant que son corps ne soit numériquement transformé en nourrisson par son adversaire. C’est à cet instant seulement que l’urine ne peut plus être retenue, le bébé inondant l’entièreté des figures.
2. En intégrant le rejet dans son procès figural, le film répond iconiquement au projet du méchant du film, Isaac Izard (Kyle MacLachlan), qui d’un point de vue diégétique entend parvenir à un état anhistorique d’où toute trace (humaine, historique, guerrière) serait effacée, afin de pouvoir occuper seul le monde avec sa compagne, tous deux immortels et inchangés, dans un état de pure présence à soi. Autrement dit, il s’agit pour lui de faire disparaître l’espacement, soit, pour le dire vite, la façon dont toute expérience implique comme sa condition première un renvoi à un élément mondain extérieur susceptible de corrompre la présence. En remotivant le geste premier de la présence (recours à l’idéalité, référence au présent comme à un temps non-corrompu, identité à soi), le personnage accomplit en outre une tendance propre au cinéma numérique : celle de la négation de la mortalité.
3. Le film s’inscrit alors dans une dynamique où tout peut être virtuellement animé (un fauteuil, une citrouille, une sculpture végétale, et plus loin : des morts). Mais la façon dont il met en œuvre cette animation induit avec elle un refus de souscrire au projet totalitaire d’Isaac puisqu’elle ne se contente pas de filmer des inanimés en mouvement, mais prend visuellement en charge leur métamorphose comme un moment essentiel de leur apparition. Exemple : lorsqu’Isaac est, par quelque incantation, ressuscité d’entre les morts, le plan qui accompagne son retour est celui d’une main en décomposition, rapidement lustrée numériquement. L’existence de ce plan furtif rejoue la leçon première du film qui, il y a vingt ans, définit le rapport du numérique à la disparition. Titanic, a priori récit d’une négation de la finitude (faire revivre le bateau par un enchaînement de raccords-morphing), se situait figuralement depuis l’épave (que l’on pense ne serait-ce qu’à la structure en flash-back), et introduisait dans son récit iconique la connaissance de la spectralité recouverte par les images algorithmiques.
4. La valeur du film tient à ceci qu’il ne peut souscrire à la perspective d’un présent pur, pourtant tentation première de l’image numérique — cette image paradoxalement sans relief, c’est-à-dire aussi sans trame et sans perspective, où toute figure peut venir se montrer par elle-même et susciter rythmiquement l’émergence d’un espace d’omniprésence qui soit le recueil de son éclaircie. S’il ne le peut, c’est précisément grâce au rejet. Le rejet maintient en termes méthodologiques la nécessité, pour s’ouvrir à l’image numérique, de joindre à l’analyse figurale ou rythmique une scatologie comme « science de l’ordure ». À ce titre, le film obéit clairement à l’ars poetica excrémentiel de Twin Peaks : The Return, puisque là où le « shovel your way out of the shit » du Dr Jacoby semblait s’inscrire dans une logique d’oubli et de négation du fait que l’excrément nécessairement accompagne toute manifestation, le personnage s’adressait à ses destinataires depuis l’élément excrémentaire (« we all live in the mud »). La façon dont sa pelle l’extrayait de l’horizon boueux consistait moins en une négation qu’en une relève (Aufhebung) qui intégrerait l’ordure à son procès — ainsi du fondu enchaîné qui liait figuralement la pelle boueuse et la pelle immaculée, empêchant inoubliablement de les délier à nouveau. Ceci étant posé, la main d’Isaac devient une dialectisation numérique de l’excrément.
5. Cette logique s’accompagne d’un constat : l’image numérique ne provient nullement d’un fond sans fond, d’un fond qui serait Abgrund, mais d’une fabrique industrielle — avec tout le système machinique qui s’y trouve lié (rouages, mécanismes, tics-tacs). Par exemple, la maison hantée, centre névralgique de tout le film, procède d’une tension entre l’animation numérique des figures sur le relief des murs (horloges, vitraux, statues) et le tic-tac d’une horloge maléfique à l’intérieur des murs. Or le numérique n’est pas seulement montré comme étant intégré dans un processus de production mécanique, puisqu’il se trouve lui-même mécanisé. Par exemple, lorsque la femme d’Isaac se métamorphose et retrouve son vrai visage, le caractère haché du découpage (proche de la stop-motion) semble convoquer tout un système articulé de ressorts, de balanciers et d’engrenages.
6. Le film rappelle ainsi Miss Peregrine et les enfants particuliers, autre variation sur Titanic, qui déjà opposait à la fluidité numérique des méchants, métamorphosables en une série de raccords-morphing, le mécanisme lent de l’image par image. Ce qui ici s’affirme consiste a priori moins, d’un point de vue textuel ou intentionnel, en l’affirmation réactionnaire d’un manque de relief de l’image numérique, mais en l’ouverture indéfinie de ces images à la supplémentarité, c’est-à-dire à ce qui excepte au régime général de l’œuvre. Le numérique tel qu’il se trouve alors conçu devient à proprement parler une forme ouverte, intégrant son dehors dans l’intrigue matérielle du sens. Par exemple, l’archive analogique peut faire partie de la trame numérique du monde sans qu’il soit possible d’y percevoir une contradiction figurale : dans Miss Peregrine, Horace projette des images de ses souvenirs et de ses rêves sur le mur du salon ; dans La Prophétie de l’horloge, des dispositifs magiques de projection permettent d’illustrer le passé d’Isaac (expérience du combat, rencontre avec un démon), et ce faisant de répondre à ses velléités par des éléments d’historicité et de corruption de la présence (image abîmée, temporalité brisée des bribes, surgissement des archives sur un mode symptomal).
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7. Il n’en demeure pas moins que le film peine, contrairement aux essais numériques de Burton, à assumer pleinement le cheminement indiqué par cette texture nouvelle des images. Quand bien même il semble s’inscrire dans une trame générale (opposition à la présence, intégration du rejet, geste d’ouverture), chacun de ses procédés d’écriture pourrait être ressaisi comme une manière subreptice de repousser le moment où prendre en charge la lisseur surfacique du numérique : la monstration des rouages procède également d’un rêve, métaphysique par excellence et subséquemment non-numérique, de profondeur ; l’imaginaire général du rejet, performativement lié aux résidus d’analogique, pourrait tout aussi bien contribuer à salir l’image au lieu de statuer sur son organicité. C’est toute la beauté du numérique que de permettre d’ériger des films passéistes, soudainement autonomisés, au rang de manifestes.