Revenir sur une décennie de cinéma est l’occasion de mesurer à quel point notre regard a lui aussi évolué au fil du temps. Coïncidence, il se trouve que trois des œuvres plus marquantes de ces dix dernières années, Mektoub, My Love : Canto Uno, The Tree of Life et Adieu au langage, ont pris pour sujet, en miroir de notre apprentissage mené auprès des films, l’évolution d’un regard posé sur le monde et les images.
Histoire de l’œil
Le film d’Abdellatif Kechiche (5e de notre classement) est celui qui s’est le plus explicitement emparé de cette question, puisqu’il retrace l’évolution d’un regard initialement entravé qui, peu à peu, apprend à s’ouvrir au monde. À l’inverse de la caméra démiurgique et ultra mobile, Amin (Shaïn Boumedine), étudiant parisien descendu à Sète pour les vacances d’été, se voit cantonné dans la scène d’ouverture à une position de voyeur. À la suite de cette expérience spectatorielle, synonyme à la fois de fascination et de frustration, Amin manifestera à Ophélie (Ophélie Bau) son désir de la photographier nue. Si le jeune homme semblait initialement associer le corps d’Ophélie à celui d’une Divine Bergère (en témoigne une série d’anciennes photos développées au début du film), cette scène de voyeurisme marque une bascule entre deux figurations distinctes, Ophélie passant de la Virgo lactans (Vierge allaitant) à L’Odalisque de Boucher. Le regard posé sur la jeune femme semble de fait intimement lié à la peinture, dans la mesure où les photographies d’Amin impliquent de mettre en scène un corps féminin selon un mode de représentation hérité de l’Histoire de l’art. D’autres occurrences attestent du rapport étroit que les jeunes Sétois entretiennent avec les images, autour desquelles gravitent les regards. Alors qu’Amin, suite à une déception amoureuse, regarde des films terré dans l’obscurité de sa chambre, Tony (Salim Kechiouche) imite, pour séduire deux jeunes femmes sur la plage, la démarche d’un acteur (Aldo Maccione dans L’aventure, c’est l’aventure) que l’on retrouve en photo dans le restaurant familial. Dans ce même lieu trônent une fresque d’Hammamet et un tableau d’Auguste Renoir évoqué pour sa ressemblance avec la Tata Camélia (Hafsia Herzi), qui se vante d’avoir éventuellement inspiré, dans une vie passée, le travail d’un grand peintre. Il n’est donc en rien surprenant que le film, peuplé de plans de fesses et d’indiscrets recadrages, soit devenu l’emblème du male gaze au cinéma, tant Kechiche fait plus que jamais d’un regard désirant l’objet de sa mise en scène. Dans Visual pleasure and narrative cinema, la critique et cinéaste britannique Laura Mulvey, qui a introduit le concept de male gaze dans les années 1970, considérait que « le cinéma pose la question de la façon dont l’inconscient (modelé par l’ordre dominant) structure les façons de voir et le plaisir de voir ». Ce male gaze, pointé du doigt à l’aune du mouvement #MeToo, est ici frontalement exhibé.
Reste que la profonde scopophilie qui caractérise ce regard hétéronormé converge moins vers un assujettissement de l’objet du regard que vers une forme de lâcher-prise de la part de l’observateur. Comme évoqué précédemment, ce regard semble dans un premier temps façonné par une appétence réductrice pour les images : Amin est présenté comme un voyeur puis un cinéphile dont le scénario en gestation (un simili Blade Runner dans lequel un homme tombe amoureux d’une androïde) est une caricature de film de science-fiction nourrie par un fantasme d’adolescent qui implique (sans surprise) d’objectiver une figure féminine. Par la suite, le rapport d’Amin au monde se voit toutefois peu à peu imprégné par ce qui surgit face à lui, redessinant les contours d’un regard en perpétuel apprentissage. L’agnelage sur lequel il finit par se rabattre dans l’espoir de convaincre Ophélie de poser pour lui s’inscrit dans cette trajectoire. Attendant que quelque chose advienne dans la bergerie, le jeune photographe observe les animaux s’agitant autour de lui quand une brebis est sur le point de mettre bas. Une fois l’agneau sorti du ventre de sa mère, un second apparaît à la surprise d’Amin. Cette double naissance vient perturber la fixité induite par la prise de la photographie, puisque le sujet de la photo (l’agneau) se dédouble et se met en mouvement jusqu’à ce que son regard réponde à celui d’Amin. Ce regard en miroir rappelle Amin à sa condition d’observateur et l’invite à se déprendre du contrôle qu’il exerce sur ce qu’il souhaite photographier. La fin du film nuance toutefois ce lâcher-prise et voit le jeune homme, appareil photo toujours à la main, en quête d’une mannequin qu’il ne parvient pas à trouver. De cette recherche infructueuse découlent ses retrouvailles avec Charlotte (Alexia Chardard) : perdue de vue jusqu’alors, la jeune femme propose à Amin de la suivre jusque chez elle pour y manger un plat de pâtes. La configuration de la scène laisse alors penser que la part désirante du regard d’Amin, tout en ayant retenu les leçons de l’agnelage (le lâcher-prise), est ravivé par cette invitation. De quoi laisser Intermezzo et Canto Due continuer de dessiner l’évolution de son rapport au monde.
La disparition
De prime abord très éloigné des marivaudages ensoleillés de Mektoub, The Tree of Life (10e) fait de l’éveil d’un regard le nœud autour duquel se tisse une élégie cosmique hantée par une déchirure intérieure. Le film de Terrence Malick est en effet celui qui a sans doute poussé le plus loin cette tendance du cinéma contemporain à livrer une perception ouverte à toutes les échelles, jusqu’à représenter une ontogenèse du vivant dans une séquence restée dans les annales. Ces formes sont néanmoins rappelées à leur disparition dans un montage-somme multipliant les fragments, de sorte que la moindre image se voit très vite submergée par la suivante. Malick rejoint à cet égard Kechiche, dans la mesure où leurs films donnent à voir un rapport au monde conditionné par l’horizon de la perte : chaque vision de The Tree of Life, qu’elle soit cosmique ou intime, s’inscrit dans le creux d’une absence (des dinosaures que l’on sait disparus à une jeunesse marquée par la mort d’un petit frère), et Mektoub prend place lors d’un été où la perte de l’insouciance menace l’hédonisme des jeunes sétois (un mariage se profile, un fiancé trompé s’apprête à revenir, un étudiant parisien s’éloigne de ses amis d’enfance).
Parce que tout surgit puis disparaît aussitôt, il n’est pas anodin que The Tree of Life mette en scène l’initiation d’un enfant au regard et à la perte. Dans la séquence qui suit celle de la création de l’univers, Jack, premier des fils de la famille O’Brien et avatar à peine voilé du cinéaste texan, fait l’expérience du monde par une série d’images – des gravures sur une assiette ou un rébus dans un livre pour enfant. Le nouveau-né est par la suite confronté à son propre reflet, devant un miroir qu’il s’amuse à mettre en mouvement, avant que sa mère (Jessica Chastain) ne se cache derrière dans le plan suivant, mettant en exergue le devenir-invisible de toute présence. Au stade du miroir chez l’enfant, étudié entre autres par Jacques Lacan ou Françoise Dolto, s’ajoute dès lors une prise de conscience que le corps apparaissant peut tout autant disparaître – d’où que le duo joue souvent à cache-cache. Le montage du film, calé sur le ressassement de Jack adulte (Sean Penn) qui se rappelle son frère défunt, ne consiste alors plus en une série de plans qui s’affirment dans la durée, mais plutôt en la réunion d’un ensemble de visions évanescentes se chassant les unes les autres. Là où Mektoub prend le parti d’étirer chaque scène afin de repousser ad nauseam l’achèvement d’un instant précis, comme cette soirée en boîte de nuit que rejoue sa suite Intermezzo, The Tree of Life se laisse au contraire guider par la fugacité du monde et des images. Rattrapées par une chronologie morcelée où le temps s’écoule entre chaque plan, les visions malickiennes semblent à la fois naître d’un regard sensible, alerte à tous les soubresauts du visible, et d’une véritable boulimie perceptive où les formes et les images apparaissent pour mieux en laisser d’autres surgir à leur place. Le film doit en partie sa beauté à ce principe de ravalement : le montage de The Tree of Life multiplie les appels d’airs et les ouvertures qui laissent entrer la lumière (failles, portes, vitres, lignes de fuites), suggérant la disparition des corps autant qu’ils associent entre elles les images (chaque béance permet une circulation de la lumière à travers les plans). C’est par le truchement d’ouvertures (des fenêtres aux portes qui s’ouvrent et se ferment chez les O’Brien) que le jeune Jack, devenu voyeur, perdra par exemple son innocence face au spectacle de la violence conjugale qui hante les bourgades américaines. Après avoir assisté à une scène de ménage entre ses parents puis entre ses voisins, il brisera deux fois les carreaux d’une fenêtre, comme pour manifester sa colère d’avoir vu la violence à travers d’autres fenêtres.
Voir surgir le monde
Films très dissemblables, Adieu au langage de Jean-Luc Godard (2e) et The Tree of Life suivent pourtant un horizon commun en cela que le déferlement des images constitue un refuge paradoxal face à la perte : Malick fait de la mort d’un enfant le moteur d’une remémoration à grande échelle, tandis que Godard trouve dans le vide laissé par la disparition du langage (un couple est tourmenté par l’incommunicabilité) un espace à même d’accueillir une série de déflagrations optiques. Ils offrent surtout une perception paradoxale, aussi ouverte (jeux d’échelles chez l’un, pluralité des régimes d’image chez l’autre) que chaotique (mouvements incessants et images fugaces pour le premier, ruptures brutales et contrepoints pour le second). Dans Adieu au langage, cette dynamique apparaît à maintes reprises lorsque la profondeur surgit d’un espace en partie clos : ici une chambre est plongée dans le noir, puis illuminée de l’extérieur, à travers une fenêtre ouvrant sur un champ ; là une autre fenêtre se reflète sur une télévision, alors que sur l’écran une jeune femme explore un espace assombri à l’aide d’une bougie. À l’inverse, nombreux sont les plans censés ouvrir notre regard à la profondeur qui, au contraire, ont pour effet de réduire un espace à la portion congrue. Si le film ouvre le cinéma de Godard à des espaces peu explorés dans sa filmographie (notamment la nature), il donne à voir plusieurs cloisonnements, lorsque la caméra se place par exemple près d’un pare-brise : ce qui nous permet en principe de voir clairement l’espace (la vitre) finit par nous en empêcher (l’eau, la neige ou la condensation troublent la vision). Différents recadrages, gros plans débullés et autres altérations viennent à cet égard fragmenter l’environnement, là où le cadre est à la fois le vecteur du regard (qui implique ici de voir le monde autrement) et ce qui transforme le monde en image.
Adieu au langage s’exhibe tel un amas de fragments sales et monstrueux, torturé par la 3D, les superpositions volumétriques et les déformations graphiques. Parce qu’il exerce directement sa violence à l’encontre du spectateur, l’apprentissage auquel Godard convie le regard ne se trouve dès lors plus dans la fiction, comme c’est le cas dans Mektoub ou The Tree of Life, mais bel et bien dans la salle. C’est le spectateur qui a pour nécessité de s’ouvrir au film afin d’en accueillir les tressaillements et les convulsions : ce dernier doit faire l’expérience des différents jeux d’échelles et de profondeur qui n’ont de cesse de le malmener et de le surprendre, comme ces inscriptions qui surgissent au plus près de son regard, ces surimpressions qui exigent de fermer un œil puis l’autre pour reconstituer soi-même un semblant de montage, ou encore ces transitions brutales passant d’une 3D excessive au calme plat des images d’archives. L’importance d’Adieu au langage à l’échelle de la décennie doit ainsi beaucoup à son caractère riche et ludique, qui réunit plusieurs inventions marquantes de ces dernières années (mashup, collages, basse résolution, dysfonctionnements numériques, caméras mobiles, compression vidéo, etc.). Mêlant l’Histoire du monde puis celle d’un couple, le plat et la profondeur, l’œil de l’homme et celui du chien (en voix-off : « ce qui est dehors, écrivait Rilke, nous ne le savons que par le regard de l’animal »), il navigue entre différents registres pour inviter notre regard à s’ouvrir à des formes et des images hétérogènes capables de coexister, de se répondre ou de s’entrechoquer. La dimension joueuse du film se trouve là, dans la manière dont il convie explicitement le spectateur, à l’aide d’aphorismes et d’analogies gondolantes, à élargir son champ de vision et à entretenir sa curiosité – autrement dit à voir le monde et ses images comme le ferait un nouveau-né. Dans sa volonté de l’accompagner dans ses expérimentations formelles, bien loin de l’intellectualisme cryptique auquel il est souvent associé, Godard affirme ainsi en voix-off « rechercher la pauvreté dans le langage pour voir pleinement surgir le monde ». La finalité de cette recherche menée conjointement entre le cinéaste et son audience pourrait simplement se situer dans ce regard apprenant à se poser sans entraves sur un monde qui surgirait face à lui : celui des images et du cinéma.