Les vives réactions suscitées par la projection de Mektoub, My love : Intermezzo invitent à aborder le film avec prudence. S’il est difficile de ne pas faire cas des nombreuses problématiques qui ont été soulevées ici et là, elle seront traitées en temps et en heure, avec le recul nécessaire, loin du tumulte qu’implique le rythme intense d’un festival. Nous voudrions pourtant, en attendant un texte plus conséquent qui accompagnera la sortie en salle du film dans sa mouture définitive, défricher une œuvre dont la radicalité nous a pris de court. On tâchera de se saisir du film comme il se présente à nous, soit sous la forme d’un intermezzo, pièce d’ambition modeste qui sert d’interlude entre deux œuvres plus considérables et voué à la danse et au chant. Le film est précisément cela, ramassant ce qui se jouait dans le Canto Uno tout en le contractant à la faveur de l’acte à venir.
Il n’est pas anodin que le film s’ouvre, de la même manière que le premier volet, sur une longue scène de plage qui se présente à double titre comme une répétition. D’une part, en cela qu’elle participe d’un « rejeu », tant du point de vue des personnages (la même bande d’amis qui fait connaissance avec une nouvelle vacancière, le même numéro de charme de Tony qui suscite les moqueries de ses comparses), que du point de vue de la mise en scène (à nouveau, filmer la circulation des regards au sein d’un petit groupe). D’autre part, une « répétition » au sens où la séquence fait office de prélude à la soirée à venir, c’est-à-dire aux festivités qui auront lieu dans la discothèque qui sera le théâtre de l’ensemble du film. Échauffer les corps, les laisser absorber la lumière du soleil déclinant, les nourrir (de pain, de fromage et de fraises) : il s’agit bien de les préparer en vue de l’effort qu’il va falloir fournir.
Pole dance
De fait, tout le reste du film obéira à une logique de dépense, envisagée tout autant comme une libération et une déperdition d’énergie dans le mouvement (la danse), que comme l’extraction de tout ce que peut renfermer un corps (ses différents fluides). Ou encore, une dépense plus prosaïque, celle des liquidités financières dont les personnages se défont verre après verre, souvent par des offrandes ; la circulation de l’argent (« quand on a un restaurant, il en vient toujours ») semble avoir pour terme sa dilapidation dans la fête. L’absence d’Amin (Shaïn Boumedine) au cours de la première heure du film paraît déplacer un temps son centre optique, bien que le nom du jeune homme soit inlassablement convoqué dans les échanges des personnages. Le point nodal de la séquence serait plutôt la barre de pole dance, où se succèdent les différentes héroïnes du film. On ne peut qu’être frappé par la radicalité de la mise en scène de Kechiche, qui élabore, autour de cette barre, un espace abstrait, balayé par toute la gamme de lumière des stroboscopes. L’énergie s’y géométrise, la poussée des corps s’inscrivant dans des formes toujours changeantes. On pourrait craindre un relâchement de l’écriture, qui réduirait son horizon à une binarité problématique entre une pluralité de regards et un foyer d’où l’on s’exhibe. La dynamique du film semble pourtant (et heureusement) beaucoup plus retorse : si les barres de pole dance (et avec elles, le mouvement rotatoire du twerk) sont cardinales, c’est moins comme point de chute de tous les regards que comme moyeu ou pivot d’un vaste mécanisme de répartition des pôles d’énergie, un lieu qu’il s’agit constamment d’alimenter : remettre du jus pour relancer la machine. Les séquences ne s’enchaînent pas sur le mode d’une longue montée en puissance rejoignant un point de libération (le lieu commun du « montage éjaculatoire », qui pourrait prêter le flanc à la critique), mais plutôt au gré d’impulsions, qui prennent la forme d’une décision (retourner sur scène) au sein d’un circuit complexe, redoublant le réseau noueux des micro-intrigues et des jeux de regard entre les personnages. Il ne s’agit de rien de moins que de remettre sans cesse les corps au travail jusqu’à l’épuisement, non sans maltraiter le spectateur lui-même.
Le regard d’Amin et l’image manquante
L’arrivée d’Amin dans le bar trouble quelque peu cette économie libidinale. D’un film à l’autre, il est devenu beaucoup plus nettement le centre de l’attention, tout en conservant ce qui le caractérisait : son voyeurisme, mais aussi le fait qu’il se garde d’entrer dans l’action. Amin reste le plus souvent adossé au bar et lorsqu’on l’enlace, son regard est fuyant. Il se laisse absorber par tout ce qui se présente à lui, comme s’il captait un flux d’énergie pour le redistribuer ensuite. Le film s’ouvre au demeurant sur une séquence où alternent des plans sur le corps d’une jeune fille, Charlotte, et sur Amin qui la photographie, matérialisant les fantasmes de celui-ci (photographier nue son amie d’enfance, Ophélie, et en particulier, ses fesses). Tout le film pourrait, à la rigueur, être lu comme la projection de ce regard-là, les fesses des personnages captant alors l’œil de la caméra. Si, à l’occasion d’une scène se tenant légèrement à l’écart du centre de l’action, Kechiche donne à voir le regard de deux jeunes femmes sur le corps des hommes qui se tiennent devant elles, il n’en montre pas le contrechamp. On se trouve ici au cœur de ce qui fait « problème » dans son cinéma : une image manquante. Notons qu’il ne s’agit manifestement pas d’un impensé, et que les échanges entretenus entre ces personnages, s’ils désacralisent le corps masculin, insèrent dans la séquence (mais précisément, en aparté) des points de vue féminins. Le film relance dès lors la question du voyeurisme dans le cinéma de Kechiche, mais il ne faudrait pas restreindre d’emblée son horizon à la mise-en-scène, voire à la simple reconduction, d’un geste d’objectivation du corps féminin par un regard masculin empreint de lubricité (bien qu’on ne puisse assurément pas laisser de côté cette suggestion), tant le film fait de l’enroulement du regard d’Amin et des objets de son regard tout autant son sujet qu’une règle de montage, jamais dans la perspective d’une prédation, mais toujours dans celle d’une ouverture à ce qui surgit devant soi (qu’on se rappelle la scène de l’agnelage dans Canto Uno, dont Amin était le spectateur et qui ébranlait sa manière d’être au monde).
Ophélie
Par ailleurs, le personnage d’Ophélie (Ophélie Bau) ne se réduit ni à la figure d’une muse ni à celle d’une forme d’éternel féminin. Dans cette cérémonie où le cul est célébré, elle apparaît plutôt comme le ressort d’une ambivalence propre à l’intermezzo. Cette ambivalence redouble celle, qui se dessine dans les échanges entretenus par les personnages sur la plage lorsqu’ils parlent de philosophie, entre le mythologique et la mythomanie. Le film travaille en effet quelque chose qui est de l’ordre du mythologique, qui convoque aussi bien les astres (un certain ordre dans la manière dont les personnages gravitent les uns autour des autres, le mektoub, le destin) que la traduction des mythes dans la statuaire. Sculpturale, Ophélie est celle devant laquelle on se prosterne, comme devant une divinité. Dans la scène du cunnilingus, qui synthétise différents mouvements du film dans sa chorégraphie, en dépit d’une extrême crudité qui ne laisse pas de déranger (elle se tient par ailleurs à l’écart, dans les toilettes), Ophélie est largement filmée, comme ailleurs, en contre-plongée, tandis qu’elle commande l’action, menant son partenaire d’un bout à l’autre. Il faut noter également que le trouble sur le genre, qui est parfois évoqué au cours des conversations (« Est-ce que tu aurais aimé être un homme ? »), en plus de tout ce qui se joue autour de la barre de pole dance, charge les personnages féminins d’une forme de puissance phallique qui n’est pas contradictoire ici avec le fait qu’Ophélie concentre les attributs d’une mère nourricière. En effet, elle est associée à l’abondance à bien des égards : non seulement du fait des formes de son corps, mais aussi en cela qu’elle fournit indirectement à ses amis la nourriture (elle travaille dans une ferme, où elle biberonne les brebis dont le lait sert à fabriquer du fromage) et dans la mesure où, comme on l’apprend au début du film (toujours en aparté), elle est enceinte.
Enceinte, mais prête à avorter. Et le film, s’il donne à voir une célébration, paraît tout entier s’inscrire, dès son ouverture crépusculaire, dans un horizon incertain et obscurci. On trinque à l’amour et à la mort, on s’inquiète de son vieillissement (l’oncle d’Ophélie ne sait plus s’il est à sa place dans une discothèque), on jouit d’une liberté compromise (la même Ophélie doit se marier à la fin du mois) et tandis que l’été s’achève, Amin mesure la distance qui le sépare de ses amis d’enfance.