En trois précédents longs métrages, Jaime Rosales s’est signalé comme un expérimentateur de procédés pour tirer de la fiction des accents du réel. Il s’est ainsi placé dans une position intermédiaire assez délicate, ses propositions ayant plus trait aux techniques pour filmer le monde qu’à son regard personnel sur celui-ci — soit une posture à mi-chemin entre recherche sincère d’une vérité et formalisme pur et distant. Rêve et silence reconduit cette ambiguïté, avec les pistes qu’elle s’ouvre et les pièges qu’elle se tend.
Rêve et silence s’ouvre et se ferme sur les activités d’un peintre, affairé sur une œuvre d’inspiration apparemment funèbre, filmé en couleurs. Entre ces deux séquences se déploie le corps du film, en noir et blanc, qu’on devine être l’inspiration du peintre (rêve ? souvenir ? imagination ? on l’ignore). On voit bien la mise en abyme, l’amorce d’un discours sur la création artistique, mais comme c’est dans ce corps en noir et blanc que Rosales met en œuvre sa principale raison de filmer (le dispositif de filmage), le récit en amont sur la peinture est réduit à une anecdote. Le vouloir-dire du film, c’est le cinéaste qui se l’approprie en ne s’appuyant que sur son propre art.
Dissociations
L’histoire simple que raconte ce corps de film fait, elle aussi, un peu figure de prétexte. Un couple d’Espagnols vit à Paris avec leurs deux filles. Un jour, le père a un accident de voiture. Une des filles, qui l’accompagnait, est tuée ; le père survit, mais sa mémoire en reste altérée. L’écart de sensibilité entre les époux à la perte de leur fille contribuera à l’érosion du couple. Or ce drame propice à la mise au jour de certaines ambiguïtés, Rosales décide de le filmer suivant un principe formel bien établi, comme dans ses précédents longs métrages. Ses expériences formelles consistent à conduire, sur toute la longueur d’un film, un même effet de nature à interférer avec la perception du spectateur, en y créant des dissociations pour en souligner la relativité. La Soledad usait presque en permanence du partage d’écran ou split-screen, souvent sur le même objet, pour en montrer deux perspectives distinctes. Dans Un tir dans la tête, le filmage au téléobjectif associait des images rapprochées et des sons plus lointains, étouffés. Si intéressants qu’ils puissent être sur le plan de la technique cinématographique, de tels procédés tendent à faire écran entre le spectateur et leur objet d’expérimentation — alors que c’est celui-ci, ainsi filmé, et non le moyen de le filmer, qui devrait être la véritable finalité du cinéaste ! Pire, ces formes pouvaient inciter à leur chercher un sens artificiel en rapport avec ce sur quoi elles s’appliquaient (la solitude, le terrorisme basque…).
Même si Rêve et silence met en œuvre un procédé moins grandiloquent, il encourt des risques similaires. Chaque scène est filmée en un plan fixe, et les acteurs ne sont pas tenus au cadre rigide : invités à jouer de la manière la plus naturelle possible, ils peuvent à l’occasion se décadrer, comme libres de se dérober à l’autorité du metteur en scène. Rosales rejoue ainsi à chaque instant une lutte entre le réel — simulé ou non — et la création cinématographique. Le résultat est assez inégal. Dans les meilleurs moments, l’inamovible dispositif focalise l’attention sur un personnage dans un état précis, laissant le reste se manifester dans le hors-champ, rendant palpable une certaine dimension du drame qui se joue. Le reste du temps, c’est un phénomène plutôt ambigu qui se produit. La caméra, avec son point de vue inébranlable, s’impose comme un acteur voire comme un pôle d’attraction des scènes : soit, au pire, une distraction vis-à-vis de ce qui est filmé, et au mieux, une sorte de personnage invisible et intrus, un témoin indésirable auquel le cinéaste oppose un réel rétif à ce regard impérieux. Un plan accrédite d’ailleurs sciemment cette idée : un des rares plans mobiles, où la caméra suit la marche du père jusqu’à ce que celui-ci se retourne et la fixe d’un air réprobateur.
Démonstration
Plus pervers : attelé à un tel procédé, Rosales ne rend, au bout du compte, que peu justice au sujet qu’il brandit — le drame humain du deuil et de la remise en question. Prétendant chercher dans celui-ci les accents du réel, il ne retient guère plus (des intonations des acteurs, de leurs placements erratiques, du noir et blanc qui dépouille) qu’une déclaration de chaque instant, comme un slogan : que ce qu’on voit à l’écran est bien proche du réel. Plus sûrement que le formalisme, c’est cette ostentation qui fait écran entre le regard et le sujet filmé, lequel peine dès lors à exister tant on reste finalement à sa surface. Le film relève moins d’une recherche de vérité que d’une démonstration de sa capacité à la mettre à l’écran — par restitution ou par reconstitution. Il est permis de soupçonner Rosales d’être exagérément satisfait de sa posture. En témoignent des images ne relevant pas strictement du dispositif : vers la fin du film, un plan-séquence à travers le parc des Buttes-Chaumont, errant dans les allées et observant les passants, nous signifiant pesamment que la vie fourmille toujours et que lui, le cinéaste, est toujours à son affût. La démarche esthétique est intéressante et prometteuse, mais l’ego du cinéaste, vraisemblablement, l’empêche de le mettre en pratique avec une pertinence égale.