À lire de préférence après avoir vu le film
Un tir dans la tête. Un titre entêtant. Ce tir, qui le donnera ? Et qui, à l’autre bout de l’arme, se fera abattre comme un chien ? À peine un an après la sortie de La Soledad, Jaime Rosales se confronte aujourd’hui au thème épineux du nationalisme basque. S’inspirant du meurtre « accidentel » de deux gardes civils espagnols survenu en décembre 2007 à Capbreton, le film ausculte le quotidien d’un homme ordinaire s’apprêtant, par idéologie, à commettre l’irréparable. D’une extrême radicalité formelle, Un tir dans la tête ouvre la brèche d’un cinéma-guérilla expérimental et elliptique. Un « film réaction » rempli de bruits blancs, déroutant, inconfortable. Jusqu’à quel point ?
Complexe, voire inextricable, le problème basque a relativement été peu traité au cinéma. En 2003, Julio Medem en donnait une vision documentaire polyphonique dans La Pelota Vasca. La Piel contra la Piedra. Traduction : La Pelote basque. La Peau contre la pierre. C’est dire combien le sujet peut être épidermique. À l’opposé de cette démarche exhaustive où près d’une centaine de témoignages étaient entendus, Jaime Rosales opte pour une fiction toute en silences. Non pas qu’il n’ait rien à dire sur le sujet. Au contraire. 1er décembre 2007, Capbreton : deux policiers espagnols croisent la route de trois membres de l’ETA sur le parking d’une cafétéria. La rencontre fortuite se solde par un drame sanglant et des existences transformées en destins brisés. De chaque côté de la frontière, l’indignation est générale. Profondément marqué par ce dérapage meurtrier, Jaime Rosales tourne alors en seulement deux semaines ce troisième long métrage. Guidé par l’urgence de l’émotion suscitée, il ne perd pas pour autant le fil (raide) de ses exigences formelles.
Si La Soledad se démarquait par son usage de l’écran splitté ou « polivisión », Un tir dans la tête est cette fois filmé à l’aide de téléobjectifs. L’effet de distanciation est ainsi poussé d’un cran supplémentaire. Présenté de surcroît comme sans dialogue, le film affiche une radicalité de taille. A‑t-on malgré cela affaire à un film muet ? Pas tout à fait. Dès les premières secondes, les sons environnants nous encerclent – bruissement urbain diffus. Cependant, aucune parole prononcée par la poignée de personnages traversant les plans ne sera rendue intelligible. Excepté trois mots, répétés deux fois avant la déflagration des balles. Une insulte aboyée. Finalement, c’est moins l’absence de voix qui dérange, chamboule, que ce « point de cri », quasi bestial. Pourtant attendu, le bruit des tirs multiples déclenché peu après nous cloue sur notre siège. Le sursaut est d’autant plus brutal que jusqu’au moment des tirs l’ambiance sonore était tenue en sourdine.
Cette surdité partielle imposée par l’œuvre est en tout cas une bien étrange expérience. Si le dispositif est assurément un moyen pour Rosales d’explorer un nouveau langage cinématographique, il ne cesse aussi de nous rappeler à quel point le conflit basque rime depuis des années avec dialogue de sourds et omertà. Bien que déstabilisante, la proposition a par ailleurs le mérite de nous laver les oreilles du chaos sonore et des inepties langagières que tant de films (d’action) se plaisent à nous servir. Ici au contraire, il faut tendre l’oreille. À chacun ensuite d’inventer d’autres méthodes à la recherche d’indices supplémentaires : lire sur les lèvres, scruter les visages et les corps, suivre et sonder les regards échangés. Très vite, au cœur de l’enquête, un homme au pull rouge vif s’impose.
Mais qui est-il exactement, cet homme que l’on suit à travers son quotidien (repas, fêtes entre amis, flirt, flâneries, heures de bureau) ? De quoi parlent-ils ? Est-on dans l’intime ou dans le complot ? Filmé en plans fixes ou comme pris en filature par un objectif bien averti de ses moindres mouvements et gestes, l’homme nous semble tour à tour ordinaire et suspect. Car si dans le sous-texte, cet Etarra à l’allure débonnaire est un homme potentiellement dangereux, le voir uniquement de l’extérieur sans jamais avoir accès à son discours, en fait tout simplement un être humain. Comme vous, et moi. La neutralité du dispositif peut elle aussi être remise en question. Car si l’homme pourrait être une victime, la caméra, quant à elle, pourrait tout à fait être le viseur d’où partira le fameux tir. Bien évidemment, au moment même où l’homme bascule dans la violence, immédiatement, il bascule à nos yeux dans le camp des terroristes. Il reste toutefois un homme. Pour preuve, son dernier geste à l’attention de l’otage ligotée face contre l’écorce d’un arbre n’est autre qu’une caresse imperceptible.
Et c’est justement là que réside l’intention de Jaime Rosales : tenter de comprendre comment « un homme lambda, qui possède famille et amis […] change et se transforme en autre chose, un animal, une bête insensée ». La démarche n’est pas sans rappeler le récent Z32 d’Avi Mograbi. L’humanisme incontestable de ce documentaire israélien est toutefois difficile à attribuer avec la même intensité à Un tir dans la tête. Car si Rosales semble vouloir nous inviter à penser différemment, sans manichéisme, la mise en images du conflit basque, il nous lègue bien peu de points de repères, de mots, pour en parler. Dommage… Certaines questions d’ordre politique posées par le film gagnent néanmoins en universalité.