À chaque vision d’un film de Rouch, le premier sentiment est celui, chaque fois relancé avec la même acuité, d’une infinie modestie. Il suffit de voir le premier plan de cette Chasse au lion à l’arc, récit de l’enchaînement des campagnes de chasse menées par le groupe de Gow au Niger, pour s’en convaincre : un homme joue de la musique, et sur son visage défile le générique, lequel délègue par suite aux collectifs intéressant l’étude ethnographique, en leur donnant l’allure de compositeurs de cinéma, le soin de prendre en charge la forme même du film. Cette position de retrait implique en creux une esthétique, refusant d’accaparer le monopole de l’événement au seul mouvement de la vie et posant le montage comme unique processus construit de reconstitution du monde. Et d’ailleurs c’est de cela que l’on se souvient d’abord, du monde plutôt que des films, de la souplesse des corps et de l’intensité des regards, de la beauté des paysages et de la majesté des gestes incantatoires. Si la tâche de l’ethnologie est de s’efforcer de symétriser les positions de l’observateur et de l’observé, cela ne se fait jamais, chez Rouch, à partir d’un point unique pensé comme un point de neutralité à partir duquel les autres se laissent reconstruire. C’est que les expériences du monde sont autant de possibilités essentielles qui ne se laissent nullement rabattre l’une sur l’autre, appelant chaque fois pour le regard un nouvel horizon ; autrement dit, toujours il s’agit de reconstruire l’horizon dans lequel s’est exercé le regard, le privant par conséquent d’une quelconque forme de maîtrise transcendantale. Cela signifie concrètement que ce cinéma-là se caractérise avant tout par son inscription dans le monde, laquelle inscription refuse à la voix le statut d’instance génératrice se tenant de manière ubiquitaire.
Reconstruire l’horizon de l’accès à la connaissance des faits filmés, c’est par suite déjà refuser d’imposer aux images des catégories préconçues, mais également et surtout s’ouvrir au hasard. La mise en scène rouchienne est ce mode purement adaptatif qui apparaît moins comme une seule captation du donné que comme empressement, c’est-à-dire comme une mise en scène refusant de s’inscrire dans l’a priori pour mieux raisonner en vitesse, à partir de l’événement en train de s’accomplir. La chasse au lion est, dans cette perspective, l’écrin parfait pour son cinéma : le piège est mis en place puis recouvert par de la terre éparpillée, les odeurs sont entretenues, et, à partir du moment où il ne laisse plus aucune trace, dès l’instant où il sort du champ du visible, ce n’est plus l’affaire des chasseurs ou celle des hommes, mais « celle de la brousse ». En d’autres termes, la chasse au lion est ce qui autorise une pure délégation du récit aux seuls mouvements de la nature, d’où il suit que la plupart des péripéties reviennent à des échecs (par exemple, la mort d’une hyène prise dans le piège à lions), jusqu’à cet instant magnifique où la caméra est contrainte de s’arrêter de filmer, superposant des images fixes et redisant par la seule voix l’urgence dictée par la contre-attaque d’une lionne.
Cette modestie s’accompagne d’une dualité inhérente à la méthode : en s’ouvrant à pareil contact, en reconstruisant pareils horizons, c’est Rouch qui parvient à la connaissance de lui-même en train de filmer, et de parler par-dessus. La méthode étant moins celle de l’explication, entendue comme lecture de l’expérience constituée par les actes de l’entendement, que de la compréhension, découvrir et appréhender quelque chose ne s’accomplit véritablement que si l’on s’explique avec. C’est là le sens de la voix, dont la singularité est de suivre un double mouvement : d’un côté se superposer aux images, de l’autre s’en défaire en déployant un pur plaisir de dire, accordant aux mots exotiques cette capacité d’émerveillement identique à celle qu’expérimente le cinéaste, au beau milieu du film, devant le fleurissement des arbres. La voix est cette façon toute particulière de traduire dans la langue propre, c’est-à-dire de permettre l’installation du sujet dans les choses, installation chaque fois retranchée derrière la fortune mais faisant constamment montre d’un désir intact de nommer les choses. C’est à partir seulement de cette qualité de monstration / dissimulation, d’inclusion / délégation, que peut se déployer un récit.
Mondes invisibles
Ce récit, parce qu’il est ici de coutume, a-t-on cru comprendre, de jouer à cache-cache, est un récit caché ; celui qui, prenant une histoire en s’en tenant strictement à son déroulement prosaïque, permet en creux de raconter un territoire, celui de « la brousse qui est plus loin que loin », du « pays de nulle part », des « forêts sans chemins », des « montagnes dont les noms ont été oubliés », etc. Tout le projet de Rouch est de s’installer dans les frontières du visible et du dicible, détaillant dans l’approche des lieux une dynamique d’évidement (plus de village, plus de route, rien que la brousse) immédiatement contrecarrée par une volonté de remplir l’espace – par des conceptions magiques, par un rapport de continuité établi avec les vivants, etc. N’importe quel moment suivant l’installation d’un piège le suggère bien : les lions voient les chasseurs mais les chasseurs ne les voient pas ; les lions entendent les chasseurs mais les chasseurs ne les entendent pas ; les lions sentent les chasseurs mais les chasseurs ne les sentent pas. Projet purement cinématographique, pour qui reprocherait à Rouch de se limiter à la captation brute : de l’espace, de l’invisible, de la vie, et rien d’autre.
Saisir l’essence de cet espace précise en fait le rapport au donné. Dans ses Incursions dans les mondes ambiants des animaux et des humains, le grand biologiste Jakob von Uexküll établissait une distinction entre l’Umwelt (le milieu, ou le monde ambiant, propre à chaque espèce) et l’Umgebung (le donné environnemental objectif, en tant que seulement observable et explicable). Tout le film de Rouch est la reconduction de cette différence fondatrice, dans la mesure où l’objet de sa mise en scène est cette configuration de mondes, cette façon de se défaire des contraintes, nous l’avons vu, du visible et du dicible, ce dans la perspective de la constitution d’un monde symbolique fermé sur ses propres réseaux de sens. En entendant rugir les lions, les habitants du village les reconnaissent, les appellent par leurs noms, savent d’où ils viennent, s’ils sont mariés ; si les enfants veulent parvenir à s’endormir paisiblement, il leur suffit d’entendre le rugissement du lion, manière de créer des continuités et des liens de dépendance que l’objectivité du monde ne semblait en aucun cas supposer. À côté, tout près, le lion laisse des traces (urine, excréments, etc.), et dans la brousse, ensuite, la trace de sang mènera à la mort : il convient d’offrir à chaque trace le signe d’ouverture vers un territoire imaginé, territoire construit qui ne soit pas résumable à sa seule observation.
D’où un dernier mouvement, qui serait celui d’un en-deçà du visible. À la fin du film, la voix de Rouch se teinte d’une singulière mélancolie, toujours atteinte par la même poésie, affirmant d’un ton définitif aux enfants promus en spectateurs du film que personne ne chassera plus jamais le lion à l’arc. Si l’on ajoute à cette conscience le caractère aléatoire de la temporalité (« cinq ans plus tard », nous précise-t-on avant le dernier tiers du film), il est clair que la nécessaire rupture des scènes avec l’ordre univoque du visible permet paradoxalement l’émergence d’un autre visible, émergence qui s’incarnerait exactement de la même manière que ces livres d’images privés de temporalité et laissés sur les rochers, filmés à titre d’ars poetica. En somme, magnifique programme, que l’on pourrait détailler comme suit : se retrancher derrière le donné et s’adapter à lui ; accorder au donné une puissance de projection en-dehors du visible ; partir de cette projection pour faire ré-advenir le visible, qui serait le film lui-même, trace précieuse et fragmentaire d’événements aussitôt filmés, aussitôt défaits.