À l’occasion du centenaire de la naissance du cinéaste-ethnologue Jean Rouch (1917 – 2004), les Éditions Montparnasse consacrent un coffret de vingt-six films inédits ou rares qui complètent l’abondante programmation de l’année sur le cinéaste (expositions, rétrospectives, livres). Après la parution chez le même éditeur de ses films les plus fameux (Moi, un Noir, Jaguar, La Chasse au lion à l’arc, Cocorico Monsieur Poulet, ou encore Chronique d’un été), qui sont pour la plupart ressortis en salle l’an dernier (et commentés dans nos colonnes), cet échantillon de l’œuvre abondante de Rouch (plus de 180 films) permet de compléter ses connaissances par la découverte de films plus mineurs, dont certains inachevés, mais tout aussi passionnants.
Inventeur du « cinéma-vérité », précurseur de la Nouvelle Vague, Jean Rouch a sillonné l’Afrique avec sa caméra de la fin des années 1940 aux années 1990, s’attardant particulièrement dans la région du Niger et du Mali où il filme avec attention les Dogons et les Songhaïs. Au fil de ses voyages, Rouch a élaboré un cinéma qui se caractérise par sa grande liberté. Liberté formelle d’abord, due à la légèreté de ses équipements, qui contraint à une certaine brièveté des prises de vue et à une proximité au tournage. Liberté d’approche ensuite, cassant à la fois les codes cinématographiques (mêlant fiction et documentaire) et les règles de l’ethnologie (intégration assumée d’une part de subjectivité). Liberté artistique enfin : le regard qu’il porte sur l’Afrique assume totalement sa démarche de conteur. Refusant de porter le regard neutre de l’ethnologue sur les hommes qu’il filme, Rouch développe au contraire la part de personnage qu’ils portent en eux. Le coffret organise sa sélection de films selon trois grandes catégories : ses fictions légères, tournées avec ses amis africains ; ses films qui documentent les cérémonies, traditionnelles ou plus modernes ; ses portraits européens, qu’il réalise plus tardivement autour de figures artistiques ou intellectuelles rencontrées essentiellement à Paris.
Chargé de recherche au Musée de l’homme
C’est lorsqu’il descend le Niger pour la première fois que le jeune ingénieur des Ponts et Chaussées, qui a déjà un œil de photographe, opère ses premières prises de vues filmées. Il y rencontre Damouré Zika, un pêcheur dont il fera son ami, qu’il intègre rapidement à ses films et qui sera un compagnon de route pendant toute sa carrière. Longtemps, Rouch n’a eu qu’une petite caméra, une prise de son séparée et des dialogues post synchronisés. Plusieurs « ethnofictions » légères, mêlant approche fictionnelle et documentaire, tournées rapidement, avec des dispositifs légers et des amis franco-nigériens, et post-synchronisées, marquent cette période (La Chasse au lion à l’arc, Cocorico Monsieur Poulet). On retrouve notamment dans le coffret Babatu. Les Trois Conseils, qui fut sélectionné à Cannes en 1976. Ce cinéma influence les jeunes auteurs français de la Nouvelle Vague, qui apprécient la spontanéité de ce cinéma et son rapport très direct au réel. L’évolution de son équipement de tournage dont rend très bien compte le panel de films du coffret qui couvre plutôt la seconde partie de sa carrière (années 1960 et 1970), accompagne son mouvement de rapprochement du sujet jusqu’à faire intégralement partie des dispositifs rituels : Rouch peut tourner des scènes plus longues, obtenir des prises de son direct synchrone etc.
Ciné-transe
La vérité touchée par ce cinéma, en réalité, est celle d’un cinéaste qui assume totalement sa place dans la scène qu’il filme. La position dans le groupe d’une caméra ethnologue est problématique : comment s’approcher de son sujet pour le filmer sans le gêner ou en être écarté ? Grâce à une certaine capacité relationnelle à se faire accepter, Rouch a su s’insérer dans les sociétés africaines, s’intégrer à leurs événements clefs, observer de près leurs rituels. La caméra, qui s’est imposée à lui lorsqu’il a découvert les danses africaines qu’aucun texte et qu’aucune photo ne pouvaient rendre intégralement, est portée jusqu’au cœur des cérémonies. Le second groupe de films du coffret documente ainsi des cérémonies traditionnelles et modernes. Les rites de possessions sont parmi les plus spectaculaires. Déjà dans Jaguar (1954), Jean Rouch mettait en scène un rite de possession féline. Ici, ce sont notamment Hampi. Le ciel est posé sur la terre et Yenendi de Ganghel. Le Village foudroyé qui décrivent de spectaculaires cérémonies de possession de l’homme par une âme de cheval. C’est de ces films que découle l’expression de « cinétranse » que Rouch inventa malicieusement pour évoquer l’intégration assumée de la caméra dans le cérémoniel et la participation active qui lui est parfois demandée.
La tribu des Parisiens
Le dernier groupe de films du coffret rassemble des œuvres plus mineures qui suivent les pas de Chronique d’un été, que Rouch avait tourné avec Edgar Morin en 1960 en détournant sa caméra de l’Afrique pour la tourner vers les Parisiens. Inversant le regard à la manière de Montesquieu dans Les Lettres persanes (auxquelles il fait directement référence en 1977 avec Ispahan, Lettre persane), Rouch s’intéresse aux hommes de son temps et de sa société. Ses portraits sont nombreux, éclectiques et amoureux : Ciné-portrait de Raymond Depardon par Jean Rouch et réciproquement (1981), Ciné-portrait de Bill Witney (1986), Faire-part, musée Henri Langlois-Cinémathèque française (1997)… Plus largement, ces rencontres sont croisées avec des regards non occidentaux : l’artiste japonais Tarô Okamoto, interrogé dans son Hommage à Marcel Mauss, ou encore l’écrivain malien Amadou Hampaté Bâ, défenseur de la tradition orale africaine (Hampaté Bâ, 1984). Si l’on préfère de ce cinéaste pluriel les expériences de cinétranse, on comprend mieux, à la lumière de ces rencontres, la pertinence de ce cinéma et le caractère salvateur de son travail d’artiste-passeur du patrimoine culturel africain. Par l’étendue du champ de sa sélection, Jean Rouch, un cinéma léger permet ainsi d’approcher d’une manière plus complète et exhaustive ce cinéaste initiateur à la carrière longue et multiple. Il est aussi le signe de l’incroyable vitalité de cette œuvre qui n’a de cesse d’être rééditée, retravaillée et recommandée.