Moi, un Noir a pour protagonistes un groupe de jeunes immigrés nigériens vivant à Treichville, faubourg d’Abidjan, dont Jean Rouch suit l’existence quotidienne et relate les déboires et les aspirations. Point de départ du genre de « l’ethnofiction », dont Rouch sera l’un des pionniers, et influence majeure de la Nouvelle Vague (Godard et Rivette reconnaîtront notamment leur dette à l’égard du cinéaste), le film continue de surprendre par sa beauté saisissante et par la force de sa démarche.
Tout dire, tout faire
Dans un court préambule, Jean Rouch dit avoir proposé à ses protagonistes « un film où ils joueraient leurs propres rôles, où ils auraient le droit de tout faire et de tout dire », avant de conclure en affirmant : « c’est ainsi que nous avons improvisé ce film ». Si cette formule introductive laisse voir la nouveauté radicale du projet (qui donnera lieu à d’autres résultats remarquables, notamment dans Petit à petit), il faut également considérer la genèse de celui-ci. Le film naît en effet de la décision de Rouch, lors d’une enquête ethnographique à Abidjan, de filmer la vie de l’un de ses informateurs, Oumarou Ganda. Quittant son statut de médiateur, Oumarou, surnommé par tous Edward G. Robinson, devient à la fois le point d’entrée du cinéaste dans le quartier de Treichville, et le protagoniste d’un film qui constitue une véritable immersion dans son existence et dans celle de ses amis.
La liberté octroyée aux acteurs coïncide avec un dispositif filmique particulièrement souple : celui d’une caméra portable en 16 mm grâce à laquelle Rouch suit les déambulations de son personnage. Davantage que le cadrage, c’est bien le mouvement qui est privilégié, tant le film s’attache à montrer le dynamisme de ses protagonistes, et, plus généralement, de l’existence à Abidjan, grande ville et rêve américain en miniature de ces migrants ayant quitté le Niger : un dynamisme qui transparaît dans les scènes de marchés, dans les festivités, les combats de boxe et les soirées musicales.
La voix d’un film
Autre gage de la dimension collective et improvisée qui caractérise l’élaboration du film, le choix de confier la voix-off à Edward G. Robinson, qui a également pour conséquence une modification radicale du rapport entre le spectateur et ceux qu’il observe. Le réalisateur n’intervient que pour scander les différentes journées et annoncer de façon synthétique les activités des personnages : le commentaire des images, lui, est confié au protagoniste.
Ce faisant, la voix-off quitte sa visée informative pour devenir une véritable performance, qui reconstruit le film en le présentant au spectateur et se l’approprie. Edward G. Robinson décrit ainsi son existence avec ses mots propres, y compris quand il s’agit de bégaiements et d’hésitations. Le registre employé traduit l’intensité des sentiments : enthousiasme lors des fêtes ou le samedi soir, complicité lorsqu’il parle du prix des belles filles (200 francs la petite secousse), mais aussi colère lorsqu’il répète « des sacs et des sacs et des sacs » pour décrire sa vie de docker, et enfin tristesse devant la pénibilité de son existence (« Dieu comme la vie est difficile »). La liberté de tout dire, liberté de parole et de ton, s’avère donc plus importante encore que celle de tout faire, dans la mesure où elle matérialise, par-delà les images, un point de vue à la première personne.
Un rêve éveillé
Enfin, dernier aspect décisif du dispositif filmique inauguré par le cinéaste, Moi, un Noir se caractérise par un recours prononcé à la fiction. Le film dépeint en effet une jeunesse « livrée aux dieux modernes de la boxe et du cinéma », et ses protagonistes vivent une existence autant réelle que rêvée, comme en attestent leurs surnoms : Edward G. Robinson, Eddie Constantine Agent Fédéral, ou encore Tarzan. La fiction et l’idée de jouer un rôle renvoient à la mobilité des identités : quand il va à la salle de gym pour apprendre la boxe, Oumarou cesse d’être Edward G. Robinson pour devenir Ray Sugar Robinson, champion légendaire des poids plumes.
Loin de miser sur une captation directe du réel, donc, le film est conscient de mettre en scène un monde chargé de représentations et de fantasmes. Cela apparaît comme une évidence lorsque la caméra montre en succession tous les signes qui attisent l’imaginaire de ces jeunes hommes : affiches de films, devantures de barbiers (HollyWood), dessins à l’entrée des restaurants (une femme et un homme qui s’exclament « aliment superbe » et « bon service ») ou encore enseignes lumineuses des bars (L’Espérance). Dans la grande ville qui semble rendre possibles tous les désirs, la limite entre le réel et l’imaginaire s’avère fluctuante, et plusieurs segments du film mettent en scène les rêves d’évasions des protagonistes. C’est le cas d’un match de boxe imaginaire, où Edward G. Robinson devient champion du monde, d’une scène où Dorothée Lamour se déshabille, ou encore d’images d’enfants dans un lac, auxquels Robinson finit par s’identifier jusqu’à se reconnaître en eux.
La force du film tient justement à cette présence de la fiction, et à l’écart soudain que l’on perçoit entre la rêverie des protagonistes et la brutalité du monde où ils évoluent. Le rêve est rongé par la déception. C’est le cas lorsqu’on voit Robinson en haillons (littéralement) alors qu’il cherche du travail sur le port, avant d’écumer les bars dansants en costume le samedi soir. C’est également le cas lorsque le jeune homme voit Dorothée Lamour partir avec un Italien qui le toise. Sans qu’elles fassent l’objet d’une dénonciation spécifique, les relations de pouvoir, coloniales et raciales, hantent le film : qu’il s’agisse de l’image d’un policier habillé en colon anglais, des navires européens dans lesquels les jeunes migrants chargent des sacs, ou encore ou du moment où le protagoniste, chassé d’un bar, s’adresse aux femmes blanches peintes sur la façade pour les insulter. Alors que la chanson « Abidjan, ville de lagune, beau séjour », ponctue comme un refrain ironique l’existence laborieuse de ces jeunes migrants qui n’ont rien gagné à quitter leur pays, Edward G. Robinson rappelle la parenté entre Afrique et États-Unis devant une image d’accident automobile : à Abidjan comme en Amérique, les voitures ne durent pas plus de deux mois. Et les rêves de gloire guère davantage.