Conçu comme la suite de Jaguar, tourné quatorze ans auparavant (1957) avec les mêmes protagonistes, et formant une hypothétique trilogie dont le troisième volet, Grand à grand, ne devait jamais voir le jour, Petit à petit demeure un film relativement méconnu dans l’œuvre versatile et complexe de Jean Rouch. Une méconnaissance injuste, tant ce film sans équivalents parvient à bouleverser les fondements du cinéma ethnographique élaboré par le réalisateur.
L’ethnographie parodique
Sans être une comédie, Petit à petit affiche une volonté clairement parodique, que l’histoire du film suffit à illustrer : Damouré, propriétaire de la société de construction « Petit à petit » au Niger, veut se rendre à Paris pour découvrir comment les Français habitent des « maisons à étage », qu’il envisage de construire dans son pays afin de remplacer les cases et entrer dans la modernité. Arrivé sur place (et rejoint plus tard par l’ami Lam), l’entrepreneur en devenir se livre à un portrait caustique de la société française, dans une exploration qui le conduira à revenir au pays en compagnie de deux secrétaires et un clochard.
Si Rouch présentait déjà dans Moi, un Noir la création filmique comme fruit d’une improvisation concertée entre réalisateur et acteurs, Petit à petit pousse ce précepte jusque dans ses retranchements : sans une ligne de dialogue, c’est à la sagacité des interprètes qu’il revient de construire, séquence par séquence, une suite de scènes jubilatoires par leur liberté de ton et leur inventivité. Comme l’indique le sous-titre du film, Afrique sur Seine, le projet cesse d’être ethnographique, ou s’il l’est, c’est à rebours : la visée n’est plus de faire connaître l’Afrique au spectateur, mais d’inviter celle-ci au cœur de la capitale française, comme un agent perturbateur.
Damouré se rend ainsi à Paris avec la déférence de ceux qui ont « appris à l’école » qu’il s’agissait de la plus belle ville du monde : autrement dit avec le regard admiratif d’un (ex) sujet colonial sur une métropole dont il s’apprête à contempler la modernité, sous la forme des maisons à étage qu’il veut implanter dans son pays. Mais le film met en scène cette posture de bon élève pour mieux la pulvériser. Son premier échange avec un Français en atteste, alors qu’il demande à un taxi qui lui montre les Invalides : « est ce qu’il y a des Noirs là-bas ?» Ce regard ironique et désacralisateur est la signature d’un film qui fait du renversement des points de vue sa vraie force.
Comédie et carnavalesque
Le jeu de mots du titre (Afrique en Seine/scène) devient alors explicite : ce sont les Africains qui se donnent à voir ici, conscients du dispositif cinématographique et capables de prendre leurs interlocuteurs au piège de celui-ci. Damouré se fait ainsi passer pour un étudiant, caricaturant les pratiques ethnographiques afin de mieux rendre visibles les rapports de domination qui les structurent. C’est le cas quand il se met à prendre les mesures des passants sur la place du Trocadéro (emplacement du Musée de l’Homme, haut lieu de l’ethnographie française) pour voir si les Parisiens « souffrent de malnutrition ». Armé de son calepin et accompagné par la caméra, le protagoniste se livre ainsi à une performance où son point de vue sert de filtre comique à la vie quotidienne des Parisiens. « On rencontre des jeunes gens et des jeunes filles qui se mettent la bouche dans la bouche : c’est pourquoi il y a tellement de tuberculeux ici » dit-il notamment en prenant des notes, à quelques mètres d’un jeune couple. Le mécanisme à l’œuvre ici est bien celui d’un renversement carnavalesque, où le trivial et le registre bas, mêlant « cul », « bouffe » et insultes, désacralise et abolit les rapports hiérarchiques entre Afrique et France. Ce renversement conduit à une outrance comique : Paris est pollué, les français sont maigres et petits, et même les vaches « sont vilaines, on dirait des hippopotames de chez nous, des phacochères !».
Cela étant, le mécanisme de critique n’est pas univoque : si les protagonistes africains démystifient la société française, ils n’en sont pas moins porteurs de leurs propres apories. On songe au désir de Damouré d’avoir une Blanche comme épouse et secrétaire, ce qui le pousse à payer plus une jeune stagiaire française que sa secrétaire attitrée, laquelle s’exclame : « celui qui a cinq femmes est toujours comme ça : il est con ». À mesure que Damouré et Lam sont rejoints par d’autres personnages qui les accompagnent en Afrique, les interactions entre cette bande de joyeux drilles entraînent le film sur le chemin d’une transgression constante, où la drôlerie monte en puissance, depuis les litanies de Tallou qui peste contre ces « salopards d’Européens » jusqu’aux insultes de Safi envers le clochard qu’elle considère comme un domestique (« vilain captif moustachu !») et les femmes du village, coupables de ne pas aimer la mode parisienne. Au fil de cette ballade déjantée, qui se conclut les pieds dans la lagune à boire du champagne en habit de gala, le parti pris de l’improvisation qui avait déjà caractérisé Moi, un Noir est porté au plus haut niveau de liberté et d’insolence : jusqu’à la déflagration.