Alors que les Éditions Montparnasse nous gratifient, après l’édition solitaire de Cocorico ! Monsieur Poulet, d’un second coffret de quatre disques dédiés à Jean Rouch, il était temps de revenir sur l’œuvre de ce grand cinéaste qui se décline au fil des saisons et avoisine, dans son ensemble, les cent cinquante films. Presque autant que John Ford.
En guise d’introduction…
Il eut un continent – l’Afrique – pour lui tout seul. Un continent qui, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, ne manquait pas d’images (comme en attestent les nombreuses bandes coloniales des années 1950-1960), mais manquait d’images de l’intérieur. Rouch a su les lui fournir, certes pas en tant qu’Africain (automatiquement de l’intérieur), mais en tant qu’étranger qui a réussi son entrée en Afrique. C’est-à-dire : ni celui qui contemple l’Afrique depuis l’Europe, ni celui qui se prend indûment pour un Africain. Jean Rouch ne tend pas à résorber son statut d’infiltré. Il part de là, justement, de son hétérogénéité, de son incompréhension devant les rites qu’il observe, de sa peau blanche de colonisateur. Jean Rouch filme l’Afrique de l’intérieur dans le sens où il la découvre pendant qu’il la filme, où il la pense pendant qu’il la découvre. Quel regard est plus « embarqué » que celui qui avoue ne rien savoir encore de ce qu’il filme et découvre avec sa caméra ?
Il eut un fleuve – le Niger – pour lui tout seul. Un fleuve à descendre (comme il le fit avec ses amis des Ponts & Chaussées, Pierre Ponty et Jean Sauvy) et à remonter, dont il pouvait à l’occasion s’écarter mais auquel il revenait toujours. Un fleuve qui a donné sa forme d’apostrophe à son travail, et à son œuvre une trajectoire, une armature plus « topographique » que structurale. Paysage merveilleux, « plein de dangers et de mystères », comme pourrait le titrer une B.D. d’aventures. Le fleuve a tendu son fil aux films de Rouch, il les a laissés marcher sur sa corde tendue jusqu’à l’océan.
Il eut entre les mains un matériel aussi léger que contraignant, mais dont les contraintes s’alliaient magnifiquement à la légèreté et complotaient ensemble pour une plus grande liberté. Ces outils étaient nouveaux et soulevaient la méfiance au sein de sa discipline, l’ethnographie. Mais ils soulevaient une méfiance encore plus violente chez ceux qui vivaient (bien) de la discipline du cinéma. Pensez donc : comment allaient-ils gagner leur vie si le moindre ethnographe sorti du musée de l’Homme pouvait tourner et vendre ses films seul ? L’impureté de sa pratique – prise quelque part entre cinéma et sciences humaines – la modestie de ses moyens techniques frôlant le bricolage, son irrévérence malicieuse teintée d’anarchisme ont jeté un éternel os à ronger aux édicteurs de normes de toutes sortes, aux critiques de bon goût comme aux bons élèves de la CST, ceux pour qui tout commence par un pied de caméra, une prise de vue bien stable. Aujourd’hui, on peut le dire : Jean Rouch a réalisé les plus formidables films de vacances jamais vus. La prévision géniale de ces vidéos lâchées sur internet, où l’on ne voit rien d’autre que quelques potes se marrer entre eux et, du coup, nous communiquer leur bonne humeur. Ce n’est pas TOUT Jean Rouch, mais c’est ce qui, généralement, gêne le plus chez lui : le laisser-aller. Le lâcher-prise. Le manque de sérieux.
Il eut à filmer des pratiques sociales encore mal connues et propres aux peuples du Niger, les Dogon, les Songhay : magie et rites de possession, chasse au lion et à l’hippopotame, cérémonies funéraires et circoncisions. Pionnier partout, timide nulle part, Jean Rouch partageait le cinéma, en dernier lieu, avec une bande de copains, une troupe de théâtre amateur, un groupe de fidèles. De ce compagnonnage (pris au sens artisanal), Jean Rouch a toujours puisé une grande part de son énergie et presque toute sa motivation.
La voix-Rouch
Quand on exerce la délicate activité de conteur, il existe deux façons de captiver son auditoire. Soit on raconte des histoires toujours différentes, en misant tout sur la surprise ; soit on raconte toujours la même histoire, en misant tout sur le plaisir de la répétition. Partant, il existe aussi deux types d’histoires : celles qui font beaucoup d’effet la première fois mais dont la répétition lasserait et celles qui gagnent en puissance à chaque répétition, dont on se réjouit d’avance en attendant ses passages favoris. Les premières tirent tout leur prix d’une originalité, épuisée par le récit même ; les secondes relaient quelque chose d’assez profond, d’assez trouble, d’assez mystérieux pour gagner en épaisseur à chaque réitération.
Ceux qui ont assisté au cours du samedi matin dispensé par Jean Rouch au Palais de Chaillot, jusqu’aux dernières années de sa vie, en attesteront : le bonhomme appartenait bien à la seconde catégorie. Il n’était le conteur que de quelques histoires, toujours les mêmes. Mais quel conteur, et quelles histoires ! Semaine après semaine, les mêmes noms, les mêmes anecdotes, les mêmes leçons revenaient, comme si elles devaient rentrer dans les crânes coûte que coûte. « Gloire à celui par qui le scandale arrive ! » annonçait-il systématiquement. La pensée de Jean Rouch n’avait rien à voir avec la somme encyclopédique, la vaste étendue de connaissances. Il s’agissait plus d’une pensée de pointe, de précision, avec son champ qu’on explore indéfiniment, sur lequel on revient sans cesse pour constater ce qui, entre temps, a en lui changé. Jean Rouch est un homme du Temps. On reconnaît là la fameuse théorie des « approches successives », dite aussi des « esquisses », énoncée par Germaine Dieterlen et adoptée par une large frange du cinéma ethnographique : revenir sans cesse sur ce qu’on filme pour affiner la prise de vue, isoler ses centres d’intérêt, gagner en précision. Filmer, regarder, puis filmer la même chose, en mieux.
Ainsi, son cinéma n’accumule ni les films, ni les sujets, mais donne l’impression de les continuer, de les poursuivre indéfiniment. C’est un cinéma des retrouvailles permanentes. Un cinéma qu’on fréquente. Jean Rouch nous donne de ses nouvelles, nous écrit des ciné-lettres, des ciné-poèmes. Il n’a que rarement résisté à la tentation de nous adresser la parole par-dessus ses images – disons à côté de ses images – de cette belle voix aux tonalités élégiaques.
La voix-Rouch évolue au fil du temps, au fil des films. Au début – c’est particulièrement sensible dans la période des films ethnographiques – elle investit toutes ces zones où l’image, ligotée au présent des apparences, reste impuissante : symbolique des gestes rituels exécutés sous nos yeux, lacunes du son direct, traduction des dialectes, événements du passé, mémoire collective ; bref, tout ce qui précède, tout ce qui excède l’enregistrement. Puis, petit à petit, la voix-Rouch se laisse gagner par le délire, elle épouse la dynamique incantatoire de ses personnages et s’ouvre elle aussi à la possession. Elle se repaît de noms propres, elle ne cesse de nommer personnages et lieux, de les présenter par le nom, moins dans un souci de précision scientifique que pour le pur plaisir de l’énonciation, de fouetter la syntaxe française par des sonorités étrangères, de celles qui titillent l’imagination. Étrangement, cette abondance onomastique ne conduit pas le spectateur vers une plus grande clarté des situations décrites. Elle aurait plutôt tendance à le distraire, à lui offrir un vagabondage. Les mots ont chez Rouch cette qualité de surface, cette « éruptivité seccante » appelant la diction, qui rejoint la concupiscence orale de la poésie.
La voix-Rouch n’est pas exclusive : il lui arrive de laisser entrer du monde dans son petit studio. Dans Jaguar, après une courte introduction, le cinéaste-narrateur passe le relais aux voix de ses trois personnages qui commentent les images spontanément, comme s’ils les découvraient et réagissaient dans l’instant. Par ce procédé – qu’on retrouve dans Moi, un Noir et qui laissera bientôt place au son direct – jamais la voix-Rouch ne surplombe les images, jamais elle ne prend l’ascendant sur ces dernières, jamais elle ne leur impose sa grille de lecture. Au contraire, elle laisse entrer de l’air, des perturbations, des incertitudes, elle s’ouvre aux échanges, aux contradictions, aux rires, aux hésitations. Elle n’est pas la voix docte du savoir, mais la captation d’un morceau de vie, d’une plage de temps, la réaction de ceux qui, dans un premier temps, ont joué devant la caméra, et sont mis, ensuite, face à leur propre image.
Par cette élasticité protéiforme, la voix-Rouch échappe aux lourdeurs du commentaire, cette loupe sonore qui doute à ce point des images et de son spectateur qu’elle croit devoir expliquer celles-ci à celui-là. Dans cette façon de rejouer les choses une deuxième fois, de refaire le film au son, d’offrir une lecture des événements enregistrés à leurs acteurs, la bande-son rouchienne agit toujours comme un second film, solidaire, se déroulant tout autour du premier. On dit « premier » et « second » par respect de la chronologie des enregistrements (le son est enregistré après l’image), mais sans aucune volonté d’instituer entre les deux bandes une quelconque hiérarchie.
Le maître de cérémonie
Il n’est jamais bon de soumettre une œuvre aussi cohérente que celle de Jean Rouch au petit jeu des catégories, tant sa cohérence ne tient à aucun calcul. Ici, rien ne sert de diviser et de répartir. Dressez une catégorie, tentez d’y ranger quelque chose : vous tomberez immédiatement sur son contraire. C’est que tous les films communiquent, chez Jean Rouch. Une telle œuvre se considère comme un tout, chaque film achoppant sur les autres par une multitude de contacts. Les moribondes alternatives fiction/documentaire, sciences/loisirs, contrôle/improvisation, ethnographie/poésie n’offrent pas d’outils valides pour la saisir pleinement. Ils nous feraient même perdre de vue l’essentiel, à savoir : l’ensemble, l’organisme. C’est peu dire que ceci : la vie de Jean Rouch fut organiquement liée à la fabrication de ses films. Ainsi, l’ensemble pourrait-il se saisir comme un immense journal filmé, avec ses recherches, ses réflexions, ses brouillons, ses ratures, ses flâneries, ses blagues et ses plages de rire, dont la cohérence ne se chercherait en définitive que du côté de l’homme qui nous parle. Une œuvre n’offre-t-elle pas le portrait détourné de son auteur tel qu’il se rêve, tandis que ce rêve emporte avec lui des morceaux de son temps ?
Les films de Jean Rouch carburent au hasard. Celui-ci semble la motivation profonde de ses images. D’où cette impression que le cinéaste, en filmant, ne fait que répondre aux exigences de ce qui advient devant lui. Jamais il ne cherche à imposer une vision préconçue ; on ne le sent jamais jubiler plus que quand un phénomène se présente, imprévu, à son objectif. Jean Rouch réagit en permanence à partir du « donné » du monde. Partant de là, certains ne verraient en lui qu’un grand capteur. Ce serait oublier bien vite que Rouch n’exclut pas la mise en scène, mais la resserre, la comprime, la consacre à un moment bien précis. Il effectue la plupart de ses choix devant le fait accompli – ou plutôt devant le fait s’accomplissant – alors que le moteur de sa caméra tourne déjà. Il cadre, il bouge en fonction de ce qui l’entoure, se meut aux côtés de son sujet. La révolution rouchienne consiste surtout à réduire la distance entre tous les stades du film, entre les préparatifs et le tournage, entre la pensée du film et son exécution pratique. En somme, Rouch n’attend plus pour tourner ; avec lui, tous les délais sclérosants s’annihilent (de l’écriture d’un scénario, aux recherches de fonds, de l’écriture des dialogues aux répétitions). Rouch concentre tous les actes du cinéma en un seul : tourner. Tourner tout de suite. Penser le film en le tournant. Faire en sorte que la préparation ne soit pas l’interminable antichambre du tournage et en tue toute la spontanéité.
Même dans ses fictions, toute l’organisation de principe qui pourrait se comprendre comme mise en scène, ne vise qu’à dégager un champ de liberté, à poser les données et les limites d’une expérience dont on ne sait jamais où elle peut mener. C’est exactement ce qui se produit dans La Pyramide humaine, où Rouch demande à des lycéens noirs et blancs d’Abidjan de jouer leur propre rôle à l’intérieur d’une trame (la rencontre entre les deux groupes ethniques d’une même classe) et une problématique (pour ou contre la mixité) prédéfinies. Les premières séquences du film nous montrent Rouch discutant avec ses futurs personnages qui n’en sont encore pas, énonçant clairement la règle du jeu (sur le mode du « on dirait que… »). Tout ce qui l’intéresse par la suite, c’est d’enregistrer leurs argumentations improvisées et imprévisibles, entrecoupées d’atermoiements amoureux, dont les personnages sont les seuls auteurs, puisqu’ils les inventent pendant qu’ils jouent. Tout se passe comme si l’auteur lançait une combinaison mathématique dont il expose les caractéristiques de départ mais dont il ignore tout du développement. Rouch crée un nouveau type de fiction : la fiction a priori, dont le tournage se fait le documentaire évident. Rouch invente de nouveaux types de personnages : ceux qui se rejouent, ceux qui sont les acteurs d’eux-mêmes. Se jouer soi-même, n’est-ce pas enfin l’occasion d’apparaître à ciel ouvert ? Une nouvelle façon de réduire les distances ?
Servir le monde – lui rendre service, le servir au spectateur – sans jamais l’asservir à une vision. Rarement un cinéma se sera tenu aussi loin de l’imaginaire et aussi près de l’imagination.
Cet écran de poussière que soulève la danse
Cela se produit toujours de la même façon. Une communauté se rassemble sur un terrain, au centre du village ou dans une carrière hors de la ville. Un groupe de musiciens frappent un rythme lancinant sur des calebasses retournées. Parmi eux, un violoniste fait crisser son instrument monocorde. Des danseurs tournent en rond, avec des gestes calmes et mesurés, au son de ces boucles entêtantes. Ils tournent ainsi depuis plusieurs heures, apprend-on. Ils attendent. Quelque chose monte, on ne sait pas quoi. Ils avancent à petits pas, ne remuent que modérément. Tout est très ordonné. La musique répétitive semble insister, appeler, appeler. Qui, quoi ? Soudain, l’un des danseurs présente des gestes désordonnés, son allure dégingandée, ses mouvements, raidis, amplifiés, s’empreignent d’une violence convulsive. Le sang est monté jusqu’au blanc de ses yeux révulsés, la bave lui coule des lèvres. D’une voix extatique, il éructe une langue étrange, venue d’ailleurs, une glossolalie, qui ne lui appartient pas. Des membres de l’assistance le parent des accessoires d’une divinité qu’ils reconnaissent en lui et dont il exsude les signes. Ce danseur possédé n’est plus le tranquille paysan que Rouch nous avait présenté auparavant dans ses activités de pêcheur, de berger, de manutentionnaire ; il est devenu : Génie de l’Eau, Génie de la Foudre, Commandeur ou Conducteur de Locomotive.
Dans son texte, au son, Rouch ne se risque jamais, devant ces rites de possession, à l’explication rationaliste. Jamais. Tout ce qu’on lui montre, il le prend très au sérieux, « au premier degré ». Il sait très bien que, sinon, ses images s’écrouleraient : il leur dicterait un sens, une explication, une substance rassurante, il leur apposerait une clôture et en détruirait la portée poétique. Ce à quoi il assiste, il y assiste de l’intérieur, du point de vue de ceux qui l’accueillent et le laissent pénétrer leur pratique. Pour lui, c’est bien un génie qui apparaît dans le corps d’homme qui, soudainement, se fait balader de droite à gauche, comme un pantin, selon le caprice des divinités. Le cinéma de Rouch partage avec le cinéma fantastique cette thématique : la communication de l’homme avec les forces obscures de la nature, le retour impérieux (capricieux) de la nature dans les affaires humaines, dans l’organisation sociale. Comment commettrait-il alors l’erreur d’y substituer la séparation culturelle, propre au monde occidental, entre l’homme et la nature ?
De même, si dans Moi, un Noir il nomme ses personnages du nom de stars américaines hyper-connues à qui, probablement, ceux-ci s’identifient (Eddie Constantine, Edward G. Robinson, des durs), c’est pour intégrer à leur parcours un imaginaire populaire qui leur appartient et ne fait, de toute façon, jamais écran au réel (on sait bien qu’ils ne s’appellent pas vraiment comme cela). Jean Rouch intègre toujours à l’événement filmé le sens qu’il prend pour celui qui le vit (devant la caméra). Il laisse toujours une place aux points de vue de ses personnages.
C’est au cours des scènes de possession qu’on comprend le mieux à quel point Rouch, poursuivant ce qu’il poursuivait, ne pouvait absolument pas se passer d’une caméra. Il n’a fait que guetter ce moment où un tapis de signes en recouvre un autre, où l’identité chancelle, où le corps d’un homme se distingue de la force qui l’habite. Quelque chose d’autre, d’étrange, d’étranger, d’invisible, remue sous le grain de l’image, fait pression derrière l’écran pour émerger et, enfin, apparaître (voir à ce titre la première apparition de l’« alien » dans le film homonyme de Ridley Scott). Sous l’image, une autre image, enfouie, latente, larvaire, que le long travail des tambours fait émerger à la surface des corps humains (le corps = l’écran). Jean Rouch, immense cinéaste, cinéaste-né disparu en 2004, n’aura fait que guetter ce moment où une image se projette, se dédouble et ne se reconnaît plus elle-même. La possession : cette extase théâtrale, ce comble du théâtre, cette stase où plus aucun acteur ne joue, où la nature elle-même parle à travers le corps d’un homme.
Jean Rouch chez les Dogons : en marge et au centre du monde
Tous les soixante ans, les Dogons célèbrent le « Sigui ». Des villages du haut et du bas de la falaise de Bandiagara, les hommes arrivent, gonflent le cortège. Ils commémorent l’invention de la parole et de la mort. Sigui synthèse, réalisé avec l’ethnologue Germaine Dieterlen, constitue sans doute l’approche cinématographique la plus belle, la plus précieuse, la plus minutieuse pour la compréhension, tout autant que l’admiration, de cette population alors méconnue de l’Occident. Les travaux de l’ethnologue Marcel Griaule, des années 1930 jusqu’à sa mort en 1956, avaient déjà fait découvrir les Dogons pour la première fois à l’extérieur. Il est le premier à obtenir un doctorat d’État en ethnologie, avec sa thèse sur les masques dogons.
Les films que Jean Rouch a consacré aux Dogons se situent dans la droite ligne de son aîné, qu’il a accompagné sur plusieurs missions au Mali et dans d’autres pays d’Afrique. Les Dogons, peuple millénaire, possèdent l’une des cosmogonies les plus élaborées au monde. Il faut toute la méthode de l’ethnologue, la patience, le temps, et la sensibilité du cinéaste pour livrer des œuvres telles que celles de Rouch.
Son Sigui est une œuvre fascinante. Synthèse de sept ans de tournage dans tout le périmètre du pays dogon autour de la cérémonie du même nom, qui se déroule sur plusieurs années sur les cinquante kilomètres de la falaise, on peut le lire aussi comme la synthèse de ses autres travaux cinématographiques chez les Dogons. On y retrouve des éléments de Cimetière dans la falaise, comme du Dama d’Ambara. Sigui ne peut pas se réduire à un documentaire sur la cérémonie du même nom. S’il est un « film synthèse », c’est aussi parce qu’il présente les Dogons dans leur globalité. Tout le début du film, porté par de saisissantes images en couleur, évoque, par la voix de Jean Rouch, l’histoire de leur migration, des Monts Mandingue à la falaise de Bandiagara, la façon dont les habitants ont cultivé, dompté cette falaise, mais aussi tous les rythmes de la vie des Dogons : naissance, circoncision (dont le film montre quelques images), culte des ancêtres, sur lequel repose toute la spiritualité des Dogons.
Jean Rouch et l’Afrique, c’est un nouveau regard, qui inaugure la connaissance des peuples du continent pour ce qu’ils sont : exit l’image du bon sauvage, de l’esclave, du gentil ami du Blanc salvateur. Dans chacun de ses films, il est fascinant de voir à quel point il parvient à aller toujours plus loin, y compris dans les objets filmés, en gagnant le respect des Dogons par la connaissance qu’il acquiert d’eux.
Cela se ressent jusque dans les textes, très poétiques, qui accompagnent ses images, presque en osmose avec elles : sa voix, son rythme, se mettent à l’unisson du chant des tambours de pierre. Avec une minutie remarquable, il décrit le déroulement de la préparation de la fête, différente d’un village à l’autre, les costumes qu’il découvre avec fascination (« les baudriers de cories, que Griaule a décrits en 1931 et que nous voyons pour la première fois ! ») En plus de leur valeur ethnologique, les films de Jean Rouch chez les Dogons revêtent une beauté cinématographique inégalée. Splendides images de crépuscule où un jeune homme toute juste initié, juché sur un large monticule de pierre, fait tourner la rombe, ce morceau de bois patiemment sculpté, qui, dans son mouvement, imite le cri du renard, et est envoyé au ciel comme le souvenir du premier ancêtre qui, en volant des graines à Dieu, à créé l’agriculture, et, en même temps, le désordre. Texte, poème quasi mystique, porté par la voix du cinéaste sur ces images. Silhouettes-ombres chinoises des vieux posées sur le rebord d’une grotte, paysage s’étendant à leurs pieds.
« Se défaire de son système de pensée… »
L’épopée africaine, et particulièrement dogon, de Jean Rouch, n’en finit pas de fasciner des générations d’amoureux, pas seulement de l’Afrique, mais du regard qu’il a su porter sur l’Autre. En 1983, Luc de Heusch réalise un autre « film synthèse », hommage aux travaux de Rouch, intitulé Sur les traces du renard pâle, recherches en pays dogon, 1931 – 1983. Le film mêle des extraits des missions de Griaule, notamment la charnière, Dakar-Djibouti, dans les années trente. Michel Leiris, auteur de L’Afrique fantôme, est de l’expédition. Une plongée dans l’historiographie dogon par les ethnologues, émaillée de magnifiques photographies d’époque en noir et blanc des villages agrippés à la falaise, montées sur des musiques originales dogons. Le film évoque le travail de Griaule et la façon dont Jean Rouch lui a emboîté le pas, poursuivant une œuvre singulière et unique. Une œuvre née d’un intérêt pour l’Afrique mais aussi d’un détachement, voire d’un écœurement de l’Occident. Avec Germaine Dieterlen, sa compagne sur plusieurs expéditions, ils faisaient « l’école buissonnière du Musée de l’Homme » dans le Paris occupé : « Nous étions en colère et nous décidions que nous n’avions plus rien à voir avec notre société. » Le film de Luc de Heusch, particulièrement intéressant pour les commentaires de Jean Rouch sur son œuvre, évoque sa quête dogon à travers différents films. On y voit l’ethnologue longuement expliquer la cosmogonie dogon, les origines de la création du monde, porté par la façon dont il voulait « se défaire de ses propres systèmes de pensée pour mieux comprendre la pensée des autres ». Dans ce film, Jean Rouch au travail avec ses assistants dogons, c’est tout un cinéma de questionnement, d’observation, de recherche, de patience que l’ont voit se construire sous nos yeux. Un cinéma qui, s’il est au plus proche du travail de l’ethnologue, « abolit la frontière entre réel et imaginaire ». Jean Rouch parle de « ce pays étrange » dont il a filmé tous les rituels après la mort de Griaule, rapportant cette mythologie inscrite dans un paysage accidenté. Avec les images, il a tenté de « raconter la création du monde. » Sous sa caméra, il est fascinant de voir à quel point ce peuple a priori si éloigné de l’occident prend des accents universels. Comme si effectivement on se trouvait aux origines du monde, que les Dogons célèbrent comme un éternel recommencement.
Un « esthèt-ique »
Après Griaule, Rouch laisse des films qui vont au-delà du témoignage ethnographique. Au pays des dogons, puis Sous les masques noirs, deux films courts de Griaule, précédés de cartons historiques, en noir et blanc avec voix off, constituent des balades à travers le marché, la vie quotidienne, la poterie, le tissage, les différents aspects du peuple dogon. Soixante-dix ans plus tard, ces deux films ont gardé toute leur valeur ethnographique, mais le ton a vieilli. On y sent le poids du « service cinématographique du ministère des colonies », producteur des films. Plonger, ensuite, dans les films de Jean Rouch, c’est prendre de plein fouet toute une formidable dimension cinématographique, une recherche formelle. Rouch s’est amusé à jouer avec la géographie du pays dogon, trouvant des plans acrobatiques dans la falaise, parvenant à rentrer dans les tombeaux, variant les plans sur l’eau, en cascade, en ruisseau, en mare, une eau matrice qui rythme ses films comme elle rythme la vie des Dogons.
C’est à la demande de Griaule que Rouch filme Cimetières dans la falaise, d’où ressort une incroyable variété de plans, comme si le cinéaste était littéralement dans la falaise. Parfois, la falaise ressemble à un visage, alors que le corps du mort monte petit à petit jusqu’à sa dernière demeure, et que Rouch traduit les chants des pleureuses, explique leurs attitudes. En 1974, Le Dama d’Ambara, sur un texte de Marcel Griaule, est dans la même lignée. Une description puissante et poétique d’un des aspects les plus secrets des Dogons : les masques. Après Marcel Griaule, Jean Rouch essaye d’analyser l’émotion des spectateurs devant les masques : la crainte originelle comme dans celle du mythe du renard pâle, le questionnement devant la fibre rouge des jupes (« est-ce le soleil, est-ce du feu ? ») Des émotions religieuses que Rouch traduit avec sa caméra, simplement en filmant le mouvement, les regards.
La plupart des collègues de Griaule comprenaient mal ses travaux ; le monde colonial n’entendait pas la pensée africaine. Griaule meurt en 1956 et est enterré en France. A Sangha, les Dogons confectionnent un mannequin de paille à son effigie et lui offrent des funérailles traditionnelles. Cet événement, rare, a été filmé par François Di Dio, émigré sicilien amoureux de l’Afrique, fondateur des éditions Soleil Noir où paraîtront de nombreux ouvrages dénonçant la méconnaissance occidentale, là encore, des cultures noires. En 1933, Griaule photographie, pour la première fois au monde, une scène traditionnelle dogon. En 56, pour la première fois au monde, les Dogons offrent des funérailles traditionnelles à un étranger. Di Dio est là, et nous offre ces images rares, comme le sont aussi celles de L’École des masques, du même réalisateur. Il y parvient à filmer des jeunes initiés préparant les masques dans un lieu secret, à l’écart des femmes… Un apprentissage de la vie, de la nature, pour ces jeunes gens dont François Di Dio filme avec respect et pudeur un moment charnière de leur vie.
Griaule, Rouch, Di Dio, trois amoureux de l’Afrique, une même démarche. Les compléments du coffret DVD, très riches, donnent toute la place à cette démarche. L’entretien avec Enrico Fulchignoni est particulièrement intéressant. En visite au musée, devant la collection des masques africains, Rouch déplore qu’on « les ait mis là de manière esthétique en oubliant leur rôle éthique, moral », rôle qu’il a si bien montré dans son œuvre. Le musée, c’est un des plus grands cimetières de Paris. Mais alors, demande son interlocuteur, le cinéma est le moyen ultime de les faire connaître ? Oui, mais à condition que ce ne soit pas juste esthétique.
« Nous nous sentions parfaitement à notre place : en marge », dit Jean Rouch dans le film de Luc de Heusch. En 1968, alors que les étudiants battent et arrachent le pavé parisien, quelques milliers d’âmes forment un autre singulier cortège, le long des cinquante kilomètres de la falaise de Bandiagara. Jean Rouch a alors 51 ans, c’est là qu’il a décidé d’être. À la marge, et au centre du monde.