Une constitution d’archives précieuses sur des sociétés ouest-africaines en perpétuelles mutations, une contribution artistique parfois discutée mais fondatrice d’une nouvelle anthropologie audiovisuelle : l’œuvre filmique de Jean Rouch est tout cela à la fois. De cet ensemble, peu de commentateurs se sont emparés du film ethnographique La Pyramide humaine (1961), avec la même attention accordée aux documents d’envergures que sont Les Maîtres fous (1954), Moi, un Noir (1959) ou encore Chronique d’un été (1961). Rétrospectivement, on pourrait imputer ce moindre intérêt à une temporalité malheureuse : La Pyramide humaine est circonscrite par des documentaires décisifs de la filmographie de Jean Rouch, occultant certainement la portée du film.
1954, Les Maîtres fous captait comme jamais on ne l’avait fait jusqu’alors les rites de possession au Niger, dans la secte des Haoukas. Il y invente la « Ciné-transe », manière de filmer caméra à l’épaule en participant aux événements, et donc de reformuler la question du regard, la subjectivité de l’enquêteur, et la distance de l’anthropologue vis à vis de son sujet.
1959, Moi, un Noir. « Ceux qui sont filmés, ont autant de droits que ceux qui filment » estime le réalisateur. Rouch, l’observateur blanc, transgresse un interdit culturel faisant d’Oumarou Ganda, son objet d’étude noir, le porte-parole d’une jeunesse désenchantée, déliquescente, errante. L’action est vue de l’intérieur par le personnage qui joue sa propre vie et installe un dialogue étrange avec la vérité. Il expérimente l’« anthropologie partagée » le conduisant à improviser et à mettre en scène avec la connivence de ses personnages, les récits en question.
Tourné la même année pour ne sortir que deux ans plus tard, La Pyramide humaine participe de cette « anthropologie mixte », dans la continuité d’une expérimentation menée également sur la jeunesse. Elément de continuité, mais également de prolongement, le film fait office de passerelles géographiques, temporelles et thématiques vers Chronique d’un été où le réalisateur doit quitter les tribus ivoiriennes pour mener l’étude des « tribus parisiennes ». La Pyramide humaine est la première expérience du cinéaste qui questionne aussi frontalement les rapports entre colons et colonisés, blancs et noirs, hommes et femmes, le tout, en territoire africain. Alors que les films de ce griot blanc ressortent en salles pour la célébration du centenaire de sa naissance, la reprise de La Pyramide humaine nous donne l’occasion de réévaluer la portée de ce document charnière au sein de l’œuvre rouchienne.
Le jeu des vérités
Dans un lycée français mixte d’Abidjan, Rouch entend questionner les problèmes qui se posent à de jeunes gens blancs et noirs en confrontant ces adolescents dans leurs relations interculturelles. Il met donc en scène l’impensable : les élèves devront jouer le jeu de la rencontre entre Africains et Européens en incarnant des personnages fictifs plus ou moins proches de leurs réalités d’étudiants. Nadine est une jeune parisienne, qui à son arrivée à Abidjan, s’étonne de la barrière d’ignorance qui sépare les deux communautés. Sur les consignes du réalisateur, les groupes tentent de se voir plus régulièrement, de briser le mur du silence et de l’indifférence entre peuples. La classe change peu à peu de visage : certains élèves deviennent bons camarades, on y discute politique, poésie, amour, on s’y dispute les faveurs des membres du sexe opposé.
« Le jeu étant déclenché, l’auteur s’est contenté d’en filmer le déroulement. »
Le jeu dont il est fait mention en ouverture du film ne regarde pas uniquement celui auquel les élèves acceptent de se prêter, mais relève plus largement d’une orchestration du maître de cérémonie lui-même, Jean Rouch. L’expérimentation vise à concilier la méthode scientifique et la création artistique : le respect rigoureux du réel assuré par la solide base anthropologique du projet est perpétuellement rattrapé par l’irruption de la fiction, la prise en compte d’un imaginaire. Parler de jeu revient ici à parler d’une tentative de dramatisation, condition sine qua non de l’avancée du récit et de l’expérience. Pour favoriser le dialogue, Rouch fait émerger deux personnages féminins qui auront pour rôle d’initier le rapprochement des factions. Nadine et Denise sont des catalyseurs de fiction, permettant au récit de dériver vers une variante plus romanesque. Hors de l’école, les rivalités sentimentales dépassent les simples problématiques ethniques. Nadine, jeune fille douce et mystérieuse, devient l’objet des convoitises du groupe des Blancs – Alain et Jean-Claude –, et des Noirs – Raymond, Baka, Landry. Tous se croient aimés par elle, des jalousies naissent, des bagarres éclatent. Denise, jeune Ivoirienne réfléchie, tente de tempérer les ardeurs des jeunes mâles tout en dissuadant Nadine de se montrer si encourageante avec eux.
Une thérapie « partagée »
Le jeu s’organise alors autour d’une sorte de thérapie collective. Le shaman du film Les Maitres fous se mue ainsi en professeur/psychanalyste d’un psychodrame qui redéfinit l’interaction entre le sujet et l’enquêteur. « Le cinéma ne peut-il pas être un des moyens de briser cette membrane qui nous isole les uns des autres, dans le métro ou dans la rue, dans l’escalier de l’immeuble ? » questionnait Edgar Morin en parlant de cinéma-vérité. En passant devant la caméra avec son sujet, Rouch renonce sciemment à la position confortable, neutre et hiérarchisée de l’anthropologue traditionnel, il considère que sa caméra est « un passeport qui ouvre toutes les portes et rend possible toutes sortes de scandales ». L’improvisation qu’il introduit comme le socle du jeu, repose sur les pistes qu’il souffle à l’oreille de ces sujets/acteurs : lors d’un débat politique, il propose avec une innocence feinte de parler de l’Apartheid qui fait rage en Afrique du sud, manière détournée d’évoquer le « scandale » – une politique de « développement séparée » en partie basée sur la couleur – qui sévit également en Côte d’ivoire, ou par extension dans la classe, sans jamais l’évoquer frontalement. Une fois le processus enclenché, Rouch se place plus en retrait, l’acteur en oublie la caméra, et la discussion ravive naturellement les braises encore rouges du processus de décolonisation que connaît l’Afrique des années 1960. Rouch effectue une descente au niveau de son sujet/patient pour analyser/soigner ses névroses, faire resurgir une substance d’inconscient. Le film propose, par là-même, une définition partielle de ce que Morin et Rouch nommeront dans Chronique d’un été le cinéma-vérité : un sociodrame, où « le jeu a valeur de vérité psychanalytique ».
Dans le cas de La Pyramide humaine, l’intérêt immédiat ne se situe pas du côté de l’innovation technique propre au cinéma-vérité, mais bien de celui de l’implication du cinéaste et des protagonistes filmés qui, loin d’être passifs ou oublieux de la caméra, s’en servent pour laisser émerger leur « vérité profonde, […] la sève même de leur vie ». La quête de vérité s’ancre comme la finalité de l’expérience commune. Pour l’anthropologue, il s’agit de saisir la vérité afin d’en laisser les traces d’archives à l’usage des générations futures, d’œuvrer pour un lendemain meilleur, mais aussi de rendre entièrement la parole au sujet.
Nous constatons également que la recherche collective s’inscrit pleinement au cœur d’un rapport à l’altérité. Cet enjeu s’impose discrètement comme la condition préalable à la constitution de sa propre identité : le jeune cherche son propre soi dans le second et l’identité du jeune se forge par son adhésion au groupe. Mais cette interaction n’est pas unilatérale, et touche tout aussi bien l’instigateur du jeu. Jean-Luc Godard, qui désignait Rouch comme l’une des figures tutélaires de la Nouvelle Vague, disait une chose essentielle au sujet de l’alter ego : « (…) En résumé, en appelant son film Moi, un Noir, Jean Rouch, qui est blanc tout comme Rimbaud, déclare, lui aussi, que Je est un autre ». Le réalisateur prend acte des possibilités qu’offre ce nouveau cinéma, pour s’emparer d’un rôle incorporé à sa personnalité sociale et le jouer devant la caméra : le maître d’œuvre.
Une anthropologie de la manipulation
Drôle de formule que celle de cinéma-vérité qui pour provoquer le surgissement du réel a recours à sa manipulation, sa dénaturation. « Le cinéma lui-même peut s’appeler cinéma-vérité, d’autant plus qu’il aura détruit tout modèle du vrai pour devenir créateur, producteur de vérité : ce ne sera pas un cinéma de la vérité, mais la vérité du cinéma », précisait Rouch. Le réel, l’objectivité, la vérité sont des données que le réalisateur parvient à extirper de l’entre-deux de la juxtaposition entre fiction et documentaire. La pensée surréaliste jalonne La Pyramide humaine dans lequel sont mises en perspective des réalités parfois contradictoires ouvrant à de nouvelles associations, de nouvelles lectures, une « surréalité ». Suivant cette idée, le réalisateur introduit un élément poétique faisant basculer le film vers un récit plus enchanteur grâce à la récitation du poème d’Eluard, La Pyramide humaine. Ces vers, comme un « poison merveilleux », contribuent à donner à l’expérience une dimension théâtrale et lyrique aux antipodes de la discussion politique citée plus haut. De même, la superposition du commentaire sonore et de l’image filmique poursuit l’idée d’une juxtaposition : la voix-off, synchronisée a posteriori sur les rushs, s’ouvre comme un second discours et donne au spectateur l’occasion d’une nouvelle distanciation à ce que montre l’image. L’image, elle aussi, est constamment démentie : la mise en scène est un tout hétérogène qui saisit sobrement la vie de classe suivant l’exposé classique de la démonstration anthropologique (plan quasi fixes/statiques filmés à l’épaule, champs-contrechamps), puis expose quelques captations de rites (danses sur les « typiques » africains), avant de filmer de manière plus virtuose l’immense épave d’un navire échoué sur la plage (panoramiques, plan-séquences).
La Pyramide humaine se place dans la filiation de la modernité cinématographique en procédant à la crise de la fiction admise comme réel : il s’agit de révéler la nature mimétique du cinéma, son besoin de vraisemblance à la réalité, le réalisateur renonce à placer la caméra comme frontière invisible entre l’enquêteur et le sujet, il en fait un « stimulant psychanalytique » vecteur d’interactions, producteur d’effets, de « scandales ». Ce geste pose, par ailleurs, les limites de l’expérience et de l’entente mutuelle avec le spectateur. Il nous faut regarder à la construction du récit pour bien saisir que cette démystification du cinéma constitue un préalable dans cette quête de vérité.
Mourir ou toucher au réel
Après l’exploration de pistes narratives conventionnelles (relations amoureuses et amicales entre adolescents, discussions politiques), Rouch interrompt brusquement la fiction pour la séance de visionnage de l’expérience en compagnie des élèves. Alain, qui avait la parole dans le plan précédent, est placé auprès du rétroprojecteur et devient à son tour spectateur. C’est le temps de tirer les conclusions de l’expérience autour du principe de feedback : l’indifférence qui régnait entre les deux groupes a pris la forme d’une amitié sincère hors du champ de la caméra. Toutefois, le professeur Rouch se transforme à son tour en élève farceur, afin d’éconduire le spectateur trop confortablement installé dans l’attente de la fin de l’expérience et de la conclusion logique du film. Mais Rouch ne se contente pas de faire constater aux spectateurs, le bilan de ce que les élèves ont initié, il cède à la tentation de mettre en déroute l’expérience scientifique en l’exposant « au drame de la fiction », et ce, de la manière la plus symbolique qui soit : par la mort. Alain, qui souhaitait démontrer sa valeur à Nadine périt en noyade, on le retrouve néanmoins quelques plans plus tard en compagnie du groupe dûment reconstitué par les Blancs et les Noirs. La Pyramide humaine fait l’expérience de la puissance du faux, la mort factice d’Alain apparaît comme l’aveu de la manipulation du réalisateur : Rouch confesse sa culpabilité en voix-off, « Alain est mort pour les besoins de la fiction ». La fin du film brise le contrat tacite qui liait le réalisateur aux spectateurs qui avaient jusque-là, adhérer à un contrat de lecture dans lequel la fiction était admise comme « réel ».
C’est dans la mort que la vérité explose, semble vouloir nous dire le film, dans lequel l’expérience scientifique ainsi que la fiction volent en éclat. D’une part, le projet scientifique est avorté par l’interruption impromptue de la fiction, rendant impossible la conclusion de la démonstration. D’autre part, le drame fictionnel est démystifié puisqu’il se présente comme délibérément comme factice. La mort est double et se situe à tous les niveaux comme la limite de l’expérience. Toutefois, on comprend grâce au commentaire en voix-off que cette limite trouve une sorte de validation dans le dispositif filmique rouchien. L’important n’est pas de savoir « si un film est né, ou si ce film n’existe pas. Ce qui s’est passé autour de la caméra est beaucoup plus important, car il s’est passé quelque chose ».
La Pyramide humaine donne à voir le cinéma comme un chantier, le film y apparaît comme un ouvrage en cours de réalisation, qui ne dissimule ni ses échafauds, ni le charpentage de son édifice. Les vérités sur les secrets de fabrications du film se révèlent à des points dispersés, et de manière inattendue. Tourné en pleine montée des mouvements d’indépendance en Afrique francophone, le film semble promettre au spectateur une ethno-fiction sur le thème du racisme ; néanmoins il se rapproche tout aussi bien de l’autofiction proposant une sorte de mise en abyme : un film qui traite lui-même de la manière d’appréhender le cinéma.