Évasion, erreur judiciaire, justice par soi-même et crise d’identité sont au programme de ce polar foisonnant réalisé avec élégance et inventivité par Delmer Daves. Moins connu que les autres films réunissant le couple Lauren Bacall/Humphrey Bogart (Le Port de l’angoisse, Le Grand Sommeil, Key Largo), Les Passagers de la nuit est pourtant bien plus qu’une curiosité à redécouvrir.
Vincent Parry (Humphrey Bogart) s’évade de prison où il était enfermé pour un meurtre qu’il n’a pas commis : celui de sa femme. Souhaitant lui-même découvrir le véritable coupable, il rencontre sur son chemin la belle Irene Jansen (Lauren Bacall) qui décide de lui venir en aide parce que son propre père a autrefois subi la même injustice. Traqué sans relâche par la police, traîné dans la boue par une presse qui se gargarise de sensationnalisme, l’homme est amené à subir une opération de chirurgie esthétique pour tenter paradoxalement de redevenir lui-même.
La première grande originalité du film de Delmer Daves est d’avoir fait de ce polar un étonnant drame de l’identité. La première scène du film – celle de l’évasion désorganisée de Vincent Parry – donne le ton puisque le réalisateur met en place un procédé de caméra subjective qui – outre l’empathie obligée du spectateur pour ce « criminel » en fuite – pose la question de l’existence physique de ce personnage dans un environnement qui lui est totalement hostile. Parce qu’on le rend à tort responsable de la mort de sa femme, Vincent Parry est tout simplement privé de son identité, la seule image que l’on nous donne de lui étant une photographie publiée dans les journaux lors de l’annonce de son évasion. Par ce procédé plutôt rare à l’époque, le réalisateur crée un fossé déroutant entre l’être et la représentation. Dans cette première partie, seule la voix de Parry et les situations auxquelles il est confronté nous permettent de le cerner. Du coup, les regards que les autres personnages posent sur lui (l’homme qui le prend en stop lors de son évasion, le conducteur de taxi, le chirurgien, le meilleur ami et surtout Irene Jansen) prennent un sens appuyé dans la mesure où ils sont autant de miroirs déformants (tenant compte des sentiments de chacun : haine, peur, amitié, amour) donnant au personnage principal une dimension étonnamment mystérieuse.
Mais ce problème de l’identité n’est pas pour autant résolu après le passage du fugitif chez le chirurgien esthétique. Ce qui se présente – paradoxalement – comme l’unique solution pour exister de nouveau dans le champ – et donc dans la société – pose un autre problème : celui de la parole. Alors que dans la première partie, l’homme – invisible à l’écran – était au moins doté de cette possibilité de s’exprimer oralement, il apparaît enfin, même dissimulé sous des bandes, mais incapable de prononcer le moindre mot pour ne pas gêner la cicatrisation de ses plaies autour de la bouche. Du coup, l’expressivité du regard – seul miroir que les autres lui tendaient dans la première partie – devient maintenant son seul moyen de communiquer avec l’extérieur. Après une lente et progressive reconstruction, Parry bénéficie enfin de l’ensemble de ses moyens et débute une enquête auprès de ceux qui ont pu jouer en sa défaveur lors du procès qui le vit condamner pour le meurtre de son épouse. À la manière de l’excellent Détour d’Edgar G. Ulmer, le personnage principal se pose presque comme un anti-héros en multipliant les infortunes et en constatant que l’étau se resserre peu à peu autour de lui.
Surprenant jusqu’au bout, Les Passagers de la nuit évite le happy-end improbable en lui préférant plutôt une issue plus subtile et romantique, s’imposant définitivement comme un film sombre où seule la promesse d’un amour et d’un ailleurs vient combler le désespoir nourri par une société gangrénée par l’injustice.