Cattle drives
Si les guerres de territoire entre éleveurs et les bagarres entre bandes de cow-boys sont le lot commun des scénarios de westerns, les cattle drive – ces convois destinés à acheminer le bétail des terres fertiles des ranchs vers les stations de chemin de fer – en sont de véritables climax. Ils mettent en exergue l’immensité, la beauté et l’âpreté du territoire américain et racontent l’esprit d’entreprise (on peut perdre tout son troupeau ou faire fortune à l’arrivée). Ils célèbrent les valeurs de travail et de persévérance, et permettent de convoquer de nombreux dangers potentiels (les indiens, les voleurs de chevaux, le soleil et la soif, l’isolement en cas de maladie, les traversées de rivière, les passages de col, les serpents à sonnette, les pumas ou les fameux stampedes). L’histoire de Cowboy – réalisé en 1958 par le versatile Delmer Daves et dont le DVD sort ces jours-ci – s’inscrit dans un de ces convois, et décrit l’implacable code d’honneur en vigueur parmi les conducteurs de troupeaux. Mais malgré l’importance du cattle drive dans la mythologie du western, il est assez étonnant de constater que très peu de westerns de l’âge d’or ont pour cadre principal un tel convoi. Car mis à part quelques titres comme Red River d’Howard Hawks, The Tall Men de Raoul Walsh, Cattle Drive de Kurt Neumann et à un degré moindre The Texans de James P. Hogan (à rapporter à une production d’environ 100 westerns par an entre 1930 et 1960), les convois de bétail sont le plus souvent relégués au rang de simples séquences dans les westerns classiques (Texas de George Marshall, Angel and the Bad Man de James E. Grant…). Les films se déroulant dans les villes d’arrivée (Dodge City de Michael Curtiz, Abilene Town d’Edward L. Marin, Wichita de Jacques Tourneur, Gunfight at Dodge City de Joseph M. Newman…), ou sur les terres des élevages (l’admirable Ramrod d’André de Toth, les très convaincants The Violent Men de Rudolph Maté, Broken Lance d’Edward Dmytryk, Jubal de Daves et Gunman’s Walk de Phil Karlson, ou encore Cattle Queen of Montana d’Allan Dwan, Man Without a Star de King Vidor…) sont bien plus fréquents, peut-être en raison des coûts et des contraintes de production liés à la gestion de gros troupeaux dans différents lieux de tournage. Les plus grands films de cattle drive sont à la réflexion postérieurs à Cowboy et s’inscrivent dans une approche plus contemporaine du western, du réalisme de The Cullpepper Cattle Co. (Dick Richards, 1972) aux bouleversantes mini-séries Lonesome Dove (Simon Wincer, 1988) et Broken Trail (Walter Hill, 2006).
Une question d’alchimie
Cowboy – troisième et dernier western de Delmer Daves avec Ford en tête d’affiche, après Jubal et 3:10 to Yuma que Carlotta ressort également en DVD – est donc de par son contexte un objet assez rare dans la production westernienne de l’époque. Dans le sillage de Texas, le film commence sur le terrain de la comédie dans un premier tiers très abouti, rythmé et incisif, puis se prolonge, en empruntant à Red River, en un récit d’apprentissage malheureusement assez balisé. Les caractères contraires des personnages de Glenn Ford – un entrepreneur chevronné rodé aux convois – et de Jack Lemmon – un type de la ville plein de bons sentiments – finissent par se rapprocher, et in fine, l’expérimenté trail boss s’enrichit autant que son jeune apprenti candide. Le film est cependant rehaussé par la belle écriture du personnage de Ford (un cow-boy amateur d’opéra !) et par de nombreuses bonnes idées, visuelles (les pyramides de paille), scénaristiques (le lancer de crotale, la fausse piste de l’histoire d’amour qui s’éteint à mi-film) ou de mise en scène (la réconciliation nocturne dans le wagon à bestiaux). Mais si Daves ne manque pas de métier ni d’inspiration pour façonner des séquences de haut vol, l’alchimie entre ses différentes trouvailles n’est pas toujours au rendez-vous – un petit peu à l’image de son générique avant-gardiste qui peine à faire corps avec le reste du film. Le positionnement de Cowboy (cette instabilité entre comédie et réalisme) sera repris quelques années plus tard dans Monte Walsh, avec une coloration plus désenchantée. Mais l’émotion parviendra davantage à s’y imposer, alors qu’elle n’affleure que par intermittence dans le film de Daves. On se souviendra en particulier d’une scène touchante où un cow-boy agonise dans l’indifférence générale ou du remarquable second rôle tout en souffrance contenue de Brian Donlevy (que les amateurs de western connaissent grâce au singulier Canyon Passage de Jacques Tourneur ou pour son rôle du sanguinaire capitaine Quantrill dans Kansas Raiders de Ray Enright). Ce personnage reprend d’ailleurs un dilemme cher à Daves, autour duquel il avait déjà articulé Jubal : le meurtre de son meilleur ami pour rester en vie. Et c’est peut-être au fond son humanisme naturel qui empêche Daves d’être pleinement crédible dans sa description de la brutalité révoltante de la vie des convois, et qui relègue Cowboy un cran derrière ses meilleures réussites, The Hanging Tree, The Last Wagon ou Jubal.