Du western 3h10 pour Yuma de Delmer Daves, on a envie d’évoquer d’abord le happy end, authentiquement bouleversant, ne fût-ce que pour un simple échange de regards. Par les yeux d’une femme, on observe un train qui passe, plus particulièrement deux passagers aux portes d’un des wagons. Les deux hommes rendent à la femme son regard bienveillant, l’un d’eux — son mari — la salue même. En contrechamp, la femme et quelqu’un d’autre à ses côtés lui rendent son salut, mais cette réponse pourrait aussi bien s’adresser au tandem. La scène éclate comme un signe de paix — une paix pour le moins paradoxale et obtenue contre toute attente. L’un des deux passagers, le mari, conduit l’autre à la prison de Yuma qui l’attend à juste titre, et ils ont même été un bref moment rivaux pour les attentions de l’épouse. Ce mari, Dan Evans, n’est même pas un représentant de l’ordre, mais un fermier poussé à jouer au héros par la frustration et l’appât du gain, puis sur le tard par un besoin aussi sincère que désespéré de faire ce qui est juste parce que tout le monde l’a lâché. Quant à l’autre, l’outlaw Ben Wade, est-il réellement prisonnier ? Là où on l’emmène, il s’en est déjà évadé, et il est sûr de le refaire encore. C’est pourquoi ce happy end ne célèbre en aucun cas la victoire de l’ordre sur le crime, et ne parlons même pas du « Bien » sur le « Mal », mais au contraire celle de ces deux personnages sur les schémas manichéens qui les opposaient, celle d’une liberté de vivre qui, pour le coup, les réunit dans cette scène simple mais lumineuse.
La loi de l’Ouest ?
« Elle est incertaine », dit un personnage à propos de la frontière mexicaine, mais la phrase évoque irrésistiblement cette limite mythique vers laquelle court tout pionnier de l’Ouest. Seulement, dans 3h10 pour Yuma, ce flou vaut aussi pour toute forme de démarcation attendue entre les gens et les notions, de repères connus du genre du western. Ce n’est pas anodin de voir à deux reprises un troupeau de vaches favoriser le trouble et l’incertitude : le bovin paît où il veut, et sans enclos il se moque bien de là où il devrait s’arrêter. Dès la première scène (et le premier troupeau), on apprend à oublier les stéréotypes : Wade et sa bande arrêtent une diligence, d’abord dans un silence et un calme tranchants, avant que lui-même ne doive mettre fin à un incident en tuant le cocher mais aussi un de ses propres hommes. L’acte est froid et décidé mais non dénué d’amertume, à l’image du caractère insaisissable de l’individu, endurci mais capable d’une amabilité et d’une séduction inattendues. À quelques mètres de là, l’honnête Evans assiste impuissant à la scène, accompagné de ses deux garçons dont l’excitation accentue sa propre frustration dans sa dignité de mâle et de chef de famille. Sentiment pas simple non plus, pour lui qui ne sait — et nous guère plus — si, dans les yeux de sa femme à son retour, il lit le soulagement de le voir vivant ou la désapprobation de son impuissance. Delmer Daves ne tranche ainsi jamais définitivement sur les sentiments ni sur les gens, laisse paraître l’incertitude et la subjectivité des regards, ce qui non seulement lui épargne le moralisme facile, mais rend ses personnages d’autant plus fascinants. Tout au plus se risque-t-il à un discours peu utopique, quoique jamais moralisateur, sur une civilisation de l’Ouest où l’exercice de la loi est trop dépendante de la nature, de cette sécheresse qui ruine l’économie locale, accable les fronts et les esprits, favorise les instincts primaires tels que la peur. Au point que la bande de Wade fait meilleure figure d’ordre établi, comme dans cette belle scène de saloon où Emmy, la barmaid derrière son bar, fait face à tous ces hommes soigneusement alignés, et à leur meneur charismatique dans la courtoisie comme dans le sous-entendu salace.
Perméabilités
Cette scène de saloon qui évoque d’ailleurs les seules séparations qui vaillent vraiment dans ce film : celles qui opposent l’individu et le collectif (garant de l’ordre), Emmy et les bandits, puis Evans et ses concitoyens qui le lâchent progressivement tandis qu’il risque sa peau pour capturer Wade et l’emmener à la gare, enfin Wade et ses hommes quand il prend une ultime décision étonnante. Toute autre frontière ne peut être que perméable, flou et discutable, brouillage qui culmine avec le savoureux face-à-face prolongé entre Evans et Wade, où le premier n’est le héros que parce que ses instincts aux abois (nécessité matérielle et frustration masculine) l’ont poussé à faire ce que personne d’autre ne voulait faire (et encore, a‑t-il hésité), et où le second joue de sa carrure de criminel avec une désinvolture qui déconcerte constamment. Leur opposition est un simulacre de duel entre le bien et le mal, et ils le savent — en tout cas Wade le sait et l’affiche dans les piques qu’il lance imperturbablement à son gardien, où les menaces et les tentatives de corruption, toutes désarmantes par leur décontraction et leur sens du sous-entendu, suggèrent qu’il chercherait moins à se libérer d’Evans qu’à tourner sa posture en dérision. De toute évidence, le vrai argument de ce duel est le fait que Wade représente le type d’homme qu’Evans voudrait être — pas forcément pour sa virilité, celle qui a pourtant été blessée en premier lieu chez le fermier, mais pour sa liberté. Et dans les enjeux de fond de 3h10 pour Yuma, on distingue bien, parmi ces deux hommes luttant chacun et paradoxalement de concert pour être libres, l’un d’eux qui devra passer outre les impératifs dictés par ses pulsions — et ainsi se rapprocher d’une forme véritable de héros.
On s’en voudrait de passer sous silence l’importance des visages et des jeux d’acteurs, quand à la composition fiévreuse et les traits nerveux de Van Heflin (Evans) répondent les sourires taquins et le faciès paradoxalement bonhomme de Glenn Ford (Wade). Plus particulièrement sur ce dernier, il faudrait d’ailleurs célébrer un peu plus sa présence dans le cinéma hollywoodien, ses accents de père de famille américain faussement tranquille dont lui et les cinéastes qui l’employèrent jouèrent avec une remarquable subtilité, le rendant capable d’incarner autant la droiture mise en péril (notamment chez Fritz Lang, dans Règlement de comptes et Désirs humains) que, comme ici, le vice auquel on pourrait bien donner le Bon Dieu sans confession.
Ombres en lumière
Ce beau classique qui n’a pas volé son qualificatif, c’est à Carlotta Films qu’on doit sa ressortie (en même temps que celle d’un autre western de Daves, Cow-boy, dont on parlera prochainement) sur DVD et Blu-Ray en une copie à peu près impeccable. Parlons un peu des bonus, simples mais pas anodins : deux entretiens autour du film. Le premier fait parler Michael Daves, fils de Delmer et assistant sur 3h10 pour Yuma, qui commence par retracer les débuts de son père comme acteur du muet puis comme scénariste, et termine en évoquant les intéressantes méthodes de travail du cinéaste qui lui permettaient de travailler vite, bien, et dans le respect de sa vision autant que de celle du scénariste (quand il n’occupait pas les deux postes).
Le second entretien a un contenu un peu plus technique. Il fait intervenir Phedon Papamichael, chef opérateur réputé d’aujourd’hui qui a notamment travaillé sur le remake de 3h10 pour Yuma réalisé par James Mangold en 2007. Papamichael analyse le travail assez peu conventionnel de la lumière sur l’original (noir et blanc et format 1.85, face aux standards Technicolor et CinemaScope de l’époque), le compare au travail fait sur le remake et dans le cinéma contemporain. Le passage le plus intrigant reste celui où il note comment, ayant vu plusieurs fois le film de Daves depuis sa propre enfance et malgré l’injonction de Mangold de ne pas s’inspirer de la photographie de l’original pour le remake, il retrouve dans le film de 2007 plusieurs réminiscences photographiques de celui de 1957. L’intervention se fait même touchante quand elle exprime une forme d’aveu de l’infériorité du remake vis-à-vis de l’original, notant que Daves est parvenu à obtenir une intensité dramatique exceptionnelle avec une économie de plans et une sobriété photographique remarquables. On aurait presque envie d’appuyer prolixement son avis, notamment en comparant les fins différentes choisies respectivement par Daves et Mangold, mais ce serait mesquin…
Les deux intervenants ne manquent pas de rappeler que Daves et son chef opérateur Charles Lawton Jr veillaient à tourner toutes les scènes d’extérieur en début de journée et en fin d’après-midi (assez cocasse, quant à l’acmé censée avoir lieu à 15h10 !), pour obtenir les plus belles ombres possibles. Et il est vrai que la force de 3h10 pour Yuma tient en partie à ses traits étonnamment proches de l’expressionnisme, faisant flirter ce western avec le film noir. Encore une frontière qui s’estompe.