L’histoire de Pamino et Tamina et de leur quête de la vérité et de la lumière, adaptée à l’époque de la Première Guerre mondiale, donne à cette Flûte enchantée des accents réalistes, même si la mise en scène fait la part belle à un merveilleux trempé dans le baroque. Entouré d’une équipe de grande qualité, des acteurs-chanteurs au directeur musical en passant par l’adaptateur du livret, Branagh signe un film fidèle à l’esprit de Mozart, utopique et vraisemblable à la fois.
Sur un champ de bataille de la Première Guerre mondiale, le soldat Tamino est sauvé d’une asphyxie au gaz moutarde par trois Sœurs au service de la Reine de la Nuit. À son réveil, il tombe sur Papageno, dont les canaris sont utilisés pour détecter la présence de gaz dans les tranchées, qui prétend l’avoir sauvé. Les Sœurs les envoient alors en mission, délivrer Pamina, la fille de la Reine de la Nuit, enlevée par le terrible Sarastro. Tamino et Pamina s’engagent alors dans un périple initiatique, recherche de la vérité, de la paix et de la lumière. Sous forme allégorique, ce chemin constitue une quête de la sagesse, la victoire de la lumière sur les ténèbres, au bout de laquelle les illusions du début sont battues en brèche, et les deux jeunes gens deviennent les héros d’un nouvel ordre ramené sur Terre. Voilà un résumé brut, de peu de mots et sans analyse, de La Flûte de Branagh.
Cette nouvelle version cinématographique de l’opéra de Mozart (après celle de Bergman, en 1975), pose une fois de plus la question de l’adaptabilité du genre sur grand écran. Mais avant même de poser cette question, la richesse du point de vue – aussi bien au niveau de la mise en scène et du scénario que de l’interprétation – branaghien impose de rendre justice à son film, avant de polémiquer sur ce qu’on doit faire ou pas de l’opéra. On a beaucoup écrit sur La Flûte enchantée, l’original, et ses lectures multiples : opéra franc maçon, confrérie à laquelle appartenait Mozart (avec Sarastro dans le rôle du grand prêtre d’un saint ordre…), victoire de la raison et de la science sur les superstitions de la religion, évolution personnelle et intégrité humaine, importance d’une conception équilibrée de la vie où la réflexion et le rire font jeu égal. Au-delà de ces analyses, il ne faut pas non plus perdre de vue le contexte dans lequel fut donnée l’œuvre de Mozart : à la première à Vienne en 1791, La Flûte s’impose comme une révolution dans l’invention musicale, mais aussi dans le genre théâtral qu’il propose, à mi-chemin entre le divertissement populaire et le spectacle raffiné réservé à l’élite. Pour qui veut adapter l’œuvre, au XXIe siècle, sa richesse et son originalité, de forme et de fond, apparaissent donc comme une bénédiction.
L’aspect divertissant et l’humour de l’opéra mozartien, dont s’empare Kenneth Branagh, est un délice à adapter au cinéma ; la tradition du Singspiel à laquelle appartient La Flûte, genre typiquement viennois, mélange de réalisme et de magie, de comédie et d’une histoire où le bien l’emporte sur le mal permet au cinéaste britannique de se placer dans la droite ligne du compositeur. Les trouvailles de la mise en scène font écho à l’époque de Mozart, où tous les ressorts du théâtre (les machineries des coulisses, les envols dans les airs, les panneaux interchangeables des décors…) servaient les rebondissements de l’action. Branagh prend clairement le parti de pousser à fond l’aspect magique : caméra survolant à toute allure le gris des tranchées dans un mouvement qui les recouvre de champs verdoyants où le spectre de la guerre est écarté, Reine de la Nuit volante à la bouche démesurée, pouvoir des instruments de musique, la flûte et le carillon. L’humour caractéristique de Papageno participe aussi de cette magie, d’autant que l’interprétation de Benjamin Jay Davis sert merveilleusement le personnage : la scène où il chante son désespoir de ne pas trouver l’amour, où des demoiselles-oiselles pleine de plumes volètent autour de lui sans qu’il puisse les attraper, avant de se cogner contre une immense bouche-coussin, la scène où il veut se pendre sans qu’on y croie un instant avant de faire appel au carillon, les scènes rythmées et drolatiques avec Papagena (sa première entrée en petite vieille et leur union dans le foin) toutes les apparitions de Papageno font à elles seules le bonheur du spectateur et donnent une respiration au message final du film, la victoire de l’amour et des valeurs de solidarité sur la guerre.
Si on ne peut comparer le film de Branagh à celui de Bergman, il semble lui rendre hommage par petites touches : le portrait mouvant de Pamina dans le médaillon remis à Tamino, les expressions burlesques du visage de Papageno, la flûte volante… L’opus bergmanien présente certes une version plus fine, plus fluide, et finalement plus classique de l’opéra de Mozart, mais le côté baroque de la version britannique reste dans l’esprit mozartien. Quand bien même Branagh prend des libertés avec le livret original d’Emanuel Schikaneder, il reste fidèle à l’esprit de La Flûte. La transposition de l’intrigue pendant la Grande Guerre préserve le conflit comme clé centrale du récit, un obstacle à vaincre pour que l’initiation du couple Pamino-Tamina soit pleine et réussie. Le film paraît alors moins allégorique et plus ancré dans le réel, voire dans l’actualité. Kenneth Branagh se veut réaliste, le scénario veut prendre le parti du vraisemblable, même si la mise en scène s’engouffre sans hésitation dans le merveilleux quitte à aller dans la couleur chatoyante saturée contre le gris de la guerre, et à jouer sur l’exagération de cette opposition. Il n’est pas question de renvoyer dos à dos la beauté formelle et classique du chef d’œuvre de Bergman et la lecture de Branagh, mais de voir dans cette dernière une autre proposition. Débarrassée des signes chrétiens (chez Bergman, Sarastro a des traits christiques, il se met à table avec ses disciples dans une allégorie de la Cène, tandis que Branagh le présente beaucoup plus sobrement), La Flûte enchantée version 2006 choisit le parti de l’amour, plus que tout autre aspect de l’histoire, portant ainsi en étendard cette phrase de l’œuvre sur laquelle insistait déjà Bergman : « Le commencement de la sagesse se trouve dans un réel amour entre deux personnes. »
On peut être dérouté par l’utilisation branaghienne du merveilleux, mais le film est parfaitement crédible, pour qui se prend au jeu ; d’une part parce que l’histoire même de l’œuvre mozartienne enjoint de croire à la quête des deux héros ou de rester insensible, d’autre part grâce au jeu des chanteurs-acteurs, dont il s’agissait pour certains du premier rôle au cinéma. Mention spéciale à l’immense basse allemande René Pape en Sarastro. Le couple des deux opposés Tamino-Papageno, et la fraîcheur de Papageno et de Papagena ne sont pas en reste. Un bémol sur la voix de Pamina (Amy Carson, tout juste 23 ans), un peu faible aux côtés d’un flamboyant Tamino (Joseph Kaiser), mais dont l’interprétation d’actrice rattrape le manque de maturité vocale. L’adaptation anglaise de Stephen Fry, hommes de lettres, comédien et cinéaste, apporte une cohérence à l’ensemble.
Quant à la question de l’adaptation d’un opéra au cinéma, elle semble n’avoir plus aucune légitimité après avoir vu le film, puisque la question ne se situe plus à ce niveau. N’en déplaise à certains, oui, amener le plus grand monde à l’opéra est une noble cause, et non, l’œuvre n’en est pas rabaissée, mais enrichie d’une nouvelle lecture.