Pour comprendre ce qui motive cette nouvelle mouture du Crime de l’Orient-Express (déjà adapté au cinéma par Sidney Lumet), il faut peut-être commencer par le plus évident : l’étonnante moustache qu’arbore Kenneth Branagh, interprète d’Hercule Poirot mais aussi réalisateur du film. Débordant de la lèvre supérieure pour s’étendre pleinement sur la largeur du visage, la moustache, excessivement fournie, opère comme un masque et en possède les attributs : elle voile une partie de la personnalité de Poirot autant qu’elle le distingue en tant qu’individu. Il n’est dès lors pas si surprenant que le film ressemble au fond autant à une adaptation contemporaine du roman de Christie (avec moult effets numériques) qu’à un film de super-héros, genre où Branagh s’est d’ailleurs illustré avec Thor, à ceci près que le super-héros est ici quinquagénaire et que ses capacités exceptionnelles s’avèrent seulement cognitives.
Le prologue du film, inédit et autonome de l’intrigue du Crime de l’Orient-Express, corrobore d’emblée cette piste d’une lecture super-héroïque du personnage. Comment y est représenté Poirot ? Doté d’un remarquable sens de la déduction, le détective apparaît aussi comme un être presque autiste, dont la perception « parfaite » du monde, à l’origine de son « don » (il dit ainsi percevoir la moindre aspérité chez ceux qui l’entourent), porte en elle une rigidité : rigidité de la symétrie qui obsède le personnage, rigidité de « l’équilibre » qu’il recherche constamment à préserver, rigidité de sa perception de l’âme humaine, bonne ou mauvaise, mais sans entre-deux. Si chez Agatha Christie Poirot est un homme d’une intelligence remarquable, coquet et ombrageux, pour qui la recherche de la justice passe au fond toujours après avec la satisfaction intellectuelle que lui procure la résolution d’un crime, Kenneth Branagh campe ici une figure nettement plus positive dont certains traits originels sont poussés (son obsession de l’ordre, son sens de la justice) quand d’autres sont simplement inventés – sa mélancolie d’un amour perdu. D’où le choix d’adapter Le Crime de l’Orient-Express, dont l’intrigue policière in fine assez sommaire, capitalisant tout sur le coup de théâtre final, permet ici de faire le récit d’une transformation morale de Poirot en mettant à mal sa conception stricte du partage entre l’innocence et la culpabilité, en même temps qu’elle donne l’occasion d’explorer le double-fond d’un surhomme tourmenté. Bref, le film épouse la structure désormais classique du scénario de film de super-héros, où l’exploration d’un conflit interne au personnage confère une densité tangible à son action de justicier.
Au cœur de l’armature
Le choix n’est pas sans intérêt, mais en reprenant à son compte un canevas faussement fourni – malgré ses secrets, l’enquête ne présente pas d’immenses difficultés pour le détective – pour mieux seulement brosser le portrait d’un obsessionnel et de ses failles, le film prend le risque d’une dévitalisation narrative. Contrairement à Lumet, Branagh n’accorde ainsi que peu d’importance au traumatisme caché du récit (le rapt d’un enfant en plein milieu d’une nuit, inspiré par l’affaire du bébé Lindbergh) ou au cérémonial meurtrier au cours duquel Ratchett périt à bord du train (dans le flashback révélateur, Branagh ne filmera d’ailleurs que la souffrance provoquée par la disparition originelle de l’enfant, débarrassant l’exécution de sa réelle ambiguïté). Comment expliquer pourtant, malgré les limites du projet (le film loupe au bout du compte presque toutes les étapes canoniques du récit) et les élans dramatiques abordés avec un premier degré frôlant parfois le ridicule, que le film ne s’effondre jamais complètement ? Il y a en effet quelque chose de presque émouvant dans la façon dont Branagh insuffle une gravité à ce personnage de surface (qu’est-ce que Poirot chez Christie ? Une silhouette, une figure pittoresque, un obstiné solitaire défini par son seul don), dépeint ici comme un être hanté et conscient de son inadéquation à comprendre pleinement la nature humaine de ceux qu’ils démasquent pourtant avec aisance. C’est pourquoi le résultat donne le sentiment étrange que Branagh a indéniablement raté son film autant qu’il s’est (ré)inventé un honnête personnage, suffisamment du moins pour nuancer quelque peu la faiblesse de l’armature qui l’entoure.