Autrefois shakespearien, le réalisateur Kenneth Branagh a depuis quelques années changé d’orientation et investi la grande maison des blockbusters en se frottant à Thor et en relançant la saga Jack Ryan (The Ryan Initiative). Rien de bien surprenant dès lors à le retrouver aux manettes de Cendrillon, produit par Disney bien décidé à rajeunir ses vieilles icônes (on a récemment appris la mise en chantier de Dumbo, autre personnage célèbre du studio). Calquée sur le dessin animé de 1950, la version proposée par Branagh s’adresse a priori aux fillettes férues de crinoline et rêvant de prince charmant, autant dire aux enfants du XXe siècle.
Il était encore une fois…
Adorée par ses parents, la jeune Ella (Lily James) grandit à l’ombre d’un bonheur familial parfait. Le soudain décès de sa mère et le triste veuvage de son père (Ben Chaplin) plongent la maisonnée dans une profonde mélancolie. Le remariage avec Lady Tremaine (Cate Blanchett) et l’installation de cette belle-mère accompagnée de ses deux filles apparaît pour Ella comme un nouveau départ. Mais la disparition de son père va laisser Ella, rebaptisée Cendrillon, face à la cruelle vérité : elle est devenue la servante corvéable d’une mégère sadique.
Archétype de la jeune orpheline confrontée à une triste destinée, Cendrillon appartient à cette catégorie de contes centrés sur l’émancipation par le mariage. Un poil désuet dans sa lecture féministe (l’amour qui libère, incarné par un mâle dominant), le texte original tout autant que le dessin animé de 1950 présentaient les stigmates d’une société intellectuellement sclérosée où la femme ne pouvait exister qu’à travers son union maritale. Depuis quelques années, Walt Disney semblait avoir embrayé une mini-révolution dans ses représentations féminines. Libérées (et délivrées) du pouvoir des hommes, La Reine des neiges, la rouquine Rebelle, la fée déchue de Maléfique ou la volage Cendrillon d’Into the Woods apparaissent comme des héroïnes déboulonnant les clichés des intrigues amoureuses, alpha et oméga de trop nombreux contes, en proposant des voies autonomes de réalisations personnelles.
Une confiserie aigre-douce
Au cœur de ce séisme symbolique, la version de Branagh fait l’effet d’une machine à remonter le temps. Exit les femmes fortes et indépendantes qui pointaient le nez depuis quelques films, les oies blanches soumises et fleur bleue sont de retour. Évidemment le matériau de Perrault et Grimm, qui servit voilà plus de soixante ans à la création du Cendrillon animé de Disney, ne brille pas par sa modernité. Le schéma classique de la jeune fille de bonne famille émancipée par l’amour nécessitait un toilettage, une modernisation, tout en conservant la sève édificatrice originelle. Car au-delà des éléments purement factuels (rencontre amoureuse, bal, retrouvailles des amants…) que le réalisateur égrène laborieusement, Cendrillon draine aussi et surtout un sous-texte psychanalytique qui paraît totalement échapper à Branagh : l’érotisme latent est escamoté, le rapport au père (et à la figure masculine en général) est réduit à sa plus simple expression, quant aux rapports sadomasochistes que la jeune fille et sa marâtre entretiennent, ils sont si peu évoqués que cela en est troublant. À vouloir coûte que coûte « disneyiser » son film, Branagh oublie l’édification souterraine que le conte doit produire et en propose finalement une lecture stérile et lénifiante.
En adaptant pas à pas le dessin animé, Branagh ne fait guère œuvre créatrice (il conserve jusqu’aux souris parlantes de Disney) mais surtout il bat en brèche les tentatives récentes qui visaient à resituer les contes dans un contexte social, historique et symbolique différent. De là naît l’étrange sentiment d’assister à un spectacle d’un autre âge. Ella arbore ainsi toutes les caractéristiques de la victime expiatoire inapte à réagir aux injustices dont elle est victime. Alors même qu’elle est l’héritière du patrimoine paternel, elle accepte docilement sa condition humiliante sans rébellion, sorte de mise en pratique chrétienne du « tendre l’autre joue ». Pour contrebalancer les vexations que le réalisateur empile indécemment, l’héroïne se voit offrir des cadeaux majestueux (robe, chaussure, carrosse), réflexe matérialiste primaire qui voudrait racheter les affronts par de somptueux présents.
À ce scénario daté (et malheureusement pas updaté), s’ajoute la mise en scène de Branagh, meringue bleutée qui oscille entre académisme confondant (la scène de bal, occasion rêvée d’un ballet tant chorégraphique qu’esthétique tombe complètement à plat, plombée par une caméra en mouvement qui rappelle les grandes heures de Sissi) et kitsch pompier (la fée marraine ridicule, les costumes, la musique…). Les rôles-titre de Cendrillon et du Prince, tenus par deux jeunes pousses du petit écran (Lily James révélée par Downton Abbey et Richard Madden AKA Robb Stark dans Game of Thrones) ne laissent aucune marge de liberté aux acteurs, ni second degré, ni intériorité dramatique. En restant à la surface du conte et en en proposant une lecture littérale, le réalisateur s’enlise dans un film réactionnaire dans le fond et ringard dans la forme. Une confiserie frelatée à éviter sous peine de nausées.