Il y a le film de Mankiewicz – Le Limier de 1972 – et celui-ci de Branagh. Ce sont à la fois la même chose et à la fois deux choses complètement différentes… Des mots, encore des mots, toujours des mots et… de l’action. Quand le duel psychologique se dynamise.
Sur le papier, rien de bien nouveau : nous retrouvons nos deux hommes prêts à rivaliser en mesquineries, ruses, et autres manipulations dans ce duel interminable. Mais un petit détail nous fournira peut-être un début d’explication. En 1972, c’était Anthony Shaffer, auteur de la pièce adaptée, qui signait le scénario ; aujourd’hui, la typographie capitale de l’affiche semble vouloir souligner que c’est un certain Harold Pinter, pas tout à fait inconnu. Est-ce que la grève hollywoodienne des scénaristes a déjà porté ses fruits, ou est-ce plutôt la marque d’un film qui se place délibérément sous une empreinte scénaristique forte ? Si Shaffer fut probablement embêté à l’idée d’abîmer son œuvre avec des coupes trop importantes, Branagh et Pinter, eux, se seront sentis plus libres à cet égard. Mais quel que soit son résultat, le film reste dans la lignée d’une certaine tradition scénaristique à laquelle Mankiewicz était tout sauf étranger.
En rappelant Michael Caine dans le rôle d’Andrew Wyke, Branagh fait clairement référence à la version précédente où il interprétait son rival Milo Tindle, incarné ici par Jude Law. Ne cherchez pas plus loin, le casting s’arrête ici. Dans ce jeu de chaises musicales entre le maître et son élève, tous les deux s’en sortent toujours très bien : Caine a visiblement bien appris de son ancien partenaire Laurence Olivier qui campait un vieil auteur de romans policiers aussi machiavélique et malicieusement affable, tout comme Law prouve qu’il a dû regarder le film de Mankiewicz une bonne dizaine de fois pour être si faussement naïf et réellement intrigant. Dans la foulée, il a par contre dû renoncer aux maniérismes du coiffeur pour emprunter ceux du comédien fauché. Ceci n’est pas le fait d’un bouleversement de la sociologie des professions, mais peut-être un comédien sans le sou est-il aujourd’hui plus crédible… On se renseignera.
Je t’aime, moi non plus donc. Si Branagh est loin de faire tabula rasa de son prédécesseur, il choisit d’être son mauvais élève. Là où le film de Mankiewicz accusait parfois la longueur, celui-ci le prend à contre-pied du haut de son 1h26, préférant condenser la diégèse pour la transformer en action. Mankiewicz avait décidé de faire de son film un testament, se délectant en répliques assassines dans son petit théâtre de marionnettes. Branagh, lui, est aussi un féru de dramaturgie, mais plutôt versant explicite. Si confrontation il y a, autant la montrer à l’écran et voilà que Milo Tindle se met à monter sur les toits. Et pour cause, car Branagh n’allait sûrement pas rester là à filmer ces deux hommes assis en train de prendre le thé, sans explorer son décor ultra hi-tech fait d’écrans et de design, penchant plus du côté 2001, l’odyssée de l’espace que d’Eve. Certains seront fatigués par l’aspect clinquant du décor, disons bling-bling puisque c’est à la mode, mais il confère effectivement au film un aspect futuriste sans cesse interrogé par le réalisateur. Tout huis clos trimballe ses impressions d’enfermement et autres discours métaphysiques, celui-ci les prend tous avec un bonus en prime, à savoir la volonté de jouer avec la représentation du monde, tout en l’excluant matériellement. C’est en cela que l’univers théâtral mankiewiczien est limogé parce que Branagh tire parti de ces métaphores mais en les réalisant, ce verbe étant ici significatif de son emploi cinématographique bien sûr, mais de son étymologie aussi : rendre réel. Que ce soit dans le décor ou dans la mise en scène, la plasticité du film est sans cesse mise en avant de sorte à ce que toute joute verbale soit relayée par un objet et les insultes matérialisées par des coups de feu qui font pourtant assez froid. Des cubes, des rectangles, du bleu, du noir : tout est angle sombre. Le futurisme devient ici la voie de la réalité par la matérialité des formes et des couleurs.
Si Branagh opte pour un traitement plus concis et direct, c’est aussi afin de mieux en cerner les interprétations. S’il va parfois trop vite en besogne, le film a le mérite de traire des conclusions faisant mine de ne pas vouloir les codifier alors qu’il les maîtrise parfaitement. Force est de constater que le spectateur perd un peu de terrain quant à la place de choix que lui réservait Mankiewicz dans la participation intellectuelle et émotive, le laissant même quelquefois un peu sur sa faim. Nous dirons qu’entre Olivier et Caine, peu importe le but tant qu’on les voit exceller face à face, mais au bout de 2h18 d’autres sortaient quand même en se demandant : « Bien, l’affrontement social entre l’élégant aristocrate et le commerçant parvenu, la manipulation par la parole, l’arroseur arrosé, mais… À quoi bon ? ». Ils sortiront désormais avec quelques indices supplémentaires car Pinter parvient à pousser au paroxysme cette sorte d’alchimie fatale qui se crée entre Tindle et Wyke, la faisant passer par toutes les étapes, laissant entendre une certaine attraction quasi-physique entre les deux. Mankiewicz insinuait et suggérait, Branagh persiste et signe, amputant légèrement le film du mystère propre à l’intrigue, mais avec le mérite d’être clair.
Chacun de ces éléments participe de l’intention à ce que l’action prenne forme, dans tous les sens du terme. C’est la manière de créer le suspens qui change et sur ce plan le Sleuth de Branagh est un film de son temps qui n’hésite pas à y aller franchement lorsqu’il en a envie, raison pour laquelle la comparaison avec celui de Mankiewicz est intéressante, bien que l’exercice soit souvent réducteur et périlleux. Il ne s’agit pas de décerner un prix au meilleur des deux, mais plutôt d’y déceler ce qui en fait deux films finalement réussis mais dans des sens opposés.