À l’occasion de la sortie de son nouveau film, Madame Hyde, nous revenons avec Serge Bozon sur sa volonté de toucher au réel sans passer par le réalisme, sur le cinéma d’auteur et le cinéma populaire, et sur la possibilité pour un film de susciter une émotion non sentimentale.
Le lycée de banlieue est un décor que le cinéma rechigne à styliser et à utiliser dans un autre cadre que celui du cinéma social. Comme dans vos films précédents, vous pratiquez dans Madame Hyde un anti-naturalisme qui passe au contraire par une stylisation visuelle, une stylisation des dialogues, un refus des codes de la vraisemblance, mais aussi cette fois-ci par le fantastique, qui vient ajouter une nouvelle dimension « non-réaliste ». Le surnaturel est-il quelque chose qui va pour vous dans le même sens que les autres caractéristiques de votre style ?
En effet on peut dire que c’est dans la continuité : à force d’éviter l’effet de naturel en surface, on est conduit un jour ou l’autre à rencontrer le fantastique en profondeur. Mais ce n’est pas indispensable dans le sens où tout refus du naturalisme n’induit pas une dimension fantastique plus ou moins explicite. Quand on pratique le genre de stylisation que vous évoquez, ce n’est pas juste pour refuser le naturalisme parce que nos goûts nous conduisent à préférer Douglas Sirk à Granier-Deferre. Je pense qu‘indépendamment des goûts de chacun, c’est parce qu’on voudrait toucher justement à la réalité, et que peut-être la meilleure manière de le faire n’est pas le ronronnement du film social avec telle ou telle victime pré-désignée, par exemple les gens de couleur en banlieue. J’espère toujours trouver une sorte d’équilibre. Quand il y a la stylisation pure, en vase clos, quelque chose qui serait plus proche de Carax par exemple, je trouve que ça manque d’un pied dans la réalité, et quand on a que du cinéma naturaliste, il manque clairement quelque chose pour que ça explose ou nous emmène plus loin. Dans mon film, en une scène, la mauvaise prof devient bonne prof, le mauvais élève devient bon élève. Il y a une transformation mutuelle. Bien sûr que d’un point de vue réaliste, un tel processus, s’il avait jamais dû avoir lieu, prendrait beaucoup de temps. Il faudrait faire une première scène où l’élève bavarde, une deuxième où il essaye d’écouter mais ne s’intéresse pas trop, une troisième où il commence à être intéressé mais comprend pas, une quatrième scène où il pose des questions jusqu’à une septième scène où il arrive à tout comprendre. Typiquement, ce que j’ai fait n’est pas réaliste, mais si on avait fait les 7 ou 8 scènes dont je parlais, ça aurait été mou. Souvent, le vraisemblable force à nuancer le propos et à force de nuancer, ça le rend informe. Les nuances du vraisemblable sont émollientes. Ce n’est pas un hasard si on trouve ça dans les contes comme dans les mathématiques : le fait de se détourner du réalisme permet souvent d’être plus frontal et plus économe. Je trouve que la stylisation permet de toucher à des choses beaucoup plus pleines, simples et entières que quand on se met à vouloir faire des petites nuances de vraisemblance partout qui détruisent les lignes de front, les lignes de crête, la simplicité des oppositions. Beaucoup de cinéastes l’ont fait à leur manière. Fassbinder n’a pas la même manière que Lino Brocka qui n’a pas la même manière que Douglas Sirk qui n’a pas la même manière que…
C’est vrai que je n’avais jamais fait de fantastique. Le film n’est pas une idée de moi : au départ c’est une idée d’Axelle Ropert, qui a été scénariste sur tous mes films, et qui est aussi réalisatrice. Elle avait l’idée de transposer Dr Jekyll et Mr Hyde en France dans un collège. Je voulais faire un film sur l’éducation en tant que ce n’est pas quelque chose qui va de soi, que c’est très difficile. Il fallait donc forcément que la prof au début n’y arrive pas, sinon on ne verrait pas la difficulté. Madame Géquil enseigne depuis 35 ans, donc si elle avait pu changer avant, ce serait déjà arrivé. C’est pour ça qu’on avait besoin du fantastique : pour qu’il y ait une possibilité de changement qui ne peut plus être naturelle. C’est ce que permet le roman de Stevenson.
Il y a dans le film une liberté qui s’exprime aussi de façon particulièrement frappante sur le plan du rythme, dans la lignée de ce que vous aviez commencé avec Tip Top. Vous n’hésitez pas à terminer une scène de façon très abrupte, ni, réciproquement, à prendre le temps quand il le faut – je pense notamment aux trois longues scènes de transmission.
Pourquoi on coupe un peu à ras ? C’est un plaisir que j’ai. Sur le comique, je trouve que quand on coupe moins à ras, ça devient un peu pépère et attendu. Pour garder le plaisir de la surprise, il faut avoir un peu d’adrénaline dans les deux sens. C’est difficile à expliquer car c’est une question de tempo, de timing, d’écoute. C’est parfois vécu comme quelque chose de très agressif, mais ce n’est pas le but. Je vois ça comme une façon de relancer : on suspend, hop, on repart et la scène d’après bénéficie de cette relance.
Les scènes les plus longues sont en effet les scènes didactiques. Les trois sont différentes : la première traite de géométrie, la deuxième de physique, la troisième de philosophie. Je tiens beaucoup à ce que, contrairement à ce qu’on peut voir dans les films sociaux, le lycée ne soit pas qu’un décor, mais qu’on traite de l’éducation, qu’on la voie, qu’il y ait des scènes de transmission. Mais il y a aussi quelque chose d’artistique en jeu dans chacune de ces scènes. Il y a un plaisir au cinéma que je trouve un peu perdu : on trouve chez beaucoup de cinéastes très différents des scènes courtes avec beaucoup d’ellipses, comme des fragments. Moi, je trouve qu’on est plus excité face à de vraies grosses scènes qui se développent, qui ont un début, un milieu, une fin. Souvent, quand je vois des comédies américaines récentes, je trouve dommage que les scènes soient si courtes. Si la scène avait duré, si ce personnage était allé au bout de sa prise de parole, qu’est-ce qui aurait pu se déployer ?
La dernière scène de cours est pour moi le climax du film. C’est celle où Isabelle Huppert m’a le plus ému et étonné. L’idée de tenir cours devient quelque chose de valeureux. On ne peut plus s’apitoyer sur elle. Il y a quelque chose de beaucoup plus dévasté, qui n’est pas sentimental. C’est comme si elle se décomposait littéralement, se vidait de sa substance. En plus, cette scène permettait d’être enfin explicite sur le rapport à la banlieue. On voit ses élèves pour la première fois en gros plan et ils sont soit gênés, soit inquiets, soit émus. Je trouve qu’il y a une sorte de faiblesse qui se partage à ce moment-là, qui donne aussi une sorte d’émotion. C’est d’autant plus impressionnant à ce moment qu’il y ait une scène si longue que le reste est parfois plus lacunaire du point de vue du film de genre. Je précise que je ne crois pas, bien sûr, faire un film de genre. Je ne prétends pas que mon film soit terrifiant. Je ne vais pas chercher à concurrencer Wes Craven, George Romero ou John Carpenter. Je considère que ce que je fais s’inscrit dans une tradition française, la tradition de Franju/Brisseau, non pas un fantastique d’action mais de poésie, même si ça fait un peu alibi du pauvre (« On s’ennuie mais c’est poétique. »). J’estime que c’est une tradition qui existe, également dans le rapport à la banlieue et aux adolescents. Souvent, on accorde une intention d’originalité féroce à des choses qui viennent juste du cinéma populaire, mais un cinéma populaire qui remonte plus loin que les cinq dernières années. Le mélange des tons ne vient pas pour moi de l’idée de chercher une plus-value artistique – l’idée qu’il faudrait que ce soit décalé, qu’il y ait des robes de couleur parce qu’on est des artistes. Ce n’est pas parce qu’on préfère les films d’Arietta à ceux de Christian de Chalonge. Ça vient du cinéma populaire. Qu’est-ce qu’il y a de plus stylisé qu’un péplum ? Qu’un film érotique japonais ? Je parle d’un cinéma qui a été fait pour un public quasi analphabète. Le producteur de Tourneur lui disait : « Tu fais des films pour les Nègres et les ouvriers. » Les films s’appelaient « J’ai marché avec un zombie » ou « Les Hommes-Chats ». Alors bien sûr, ça paraît ridicule, une femme chat ou quelqu’un qui marche avec un zombie, mais ensuite il faut voir les films ! On a souvent l’idée caricaturale que le public n’aime que James Bond ou Les Tuche, c’est-à-dire l’action ou la grosse rigolade. Mais regardez le giallo, qui passait dans les salles de quartier en Italie. Ce sont de longues déambulations avec des musiques souvent très travaillées, des lumières particulières, quelque chose de fascinatoire sur le rapport entre l’érotisme et la mort, mais il n’y a rien de plus lent qu’un giallo. Idem pour le cinéma bis : Jess Franco, c’est monstrueusement lent. Donc j’estime que ce goût de la stylisation et le refus de la vraisemblance sont la base du cinéma populaire. Est-ce qu’un péplum c’est vraisemblable ? Vous avez vu la façon dont les gens sont habillés ? La façon dont ils parlent ? Dans la plupart des péplums, il y a deux scènes d’action. Le reste, c’est des discours parfois assez théoriques sur la possibilité de conquérir tel ou tel pouvoir…
Mais peut-être que le public ne réagit pas de la même façon parce que la stylisation, dans ces cas-là, s’inscrit dans des codes.
Je suis d’accord. C’est plus risqué aujourd’hui. Je ne prétends pas revisiter un cinéma de genre qui n’existe plus. Je sais bien que mon film n’est pas un film de genre, qui d’ailleurs ne plairait pas à ce public. Je veux seulement dire que ça ne vient pas de l’art et essai.
Est-ce que l’aspect très sec du film, ces coupes rases dont nous parlions, sont déjà établies au moment de l’écriture, ou est-ce qu’elles se définissent au montage ?
C’est vraiment un truc de montage, qui se discute avec le monteur, François Quiqueré, qui n’est pas forcément d’accord. C’est difficile à expliquer. C’est tellement concret ! Ça dépend de ce qu’il y a avant et après…
Vous décidez parfois au montage d’abréger une scène, de couper par exemple une réplique ?
Ça peut arriver. Puisqu’on parle de montage, je regrette de ne pas avoir la maîtrise d’un cinéaste comme John Ford, Claude Chabrol, François Truffaut ou Luis Buñuel, qui n’avaient quasiment pas besoin d’aller au montage : on prenait leur scénario, on prenait les rushes, on mettait les plans dans l’ordre, on enlevait les claps et voilà, le montage était fini. Dans mon cas, à chaque fois, on triture beaucoup le film, on jette des choses. Le film aurait pu faire quasiment le double. On n’a jamais fait un ours qui respecterait l’intégralité du scénario. Dès le tournage, et ensuite au montage, il y avait des scènes dont je n’étais pas satisfait. Je savais que ça ne servait à rien de les inclure. Et en dehors de la question des scènes coupées, ce qui arrive à beaucoup de gens, même si je coupe peut-être un peu plus, il y a le fait de ne pas respecter l’ordre et la totalité des répliques. Je fais des montages classiques, en 12 ou 13 semaines, mais arriver à trouver une forme est souvent assez long. Arriver à un premier montage est toujours très long parce qu‘il y a le problème des ruptures de ton, des changements de registre, et la volonté d’aboutir à quelque chose qui soit équilibré, pas juste désossé, pas juste arythmique – quoique dans Tip Top je l’avais presque tenté. Madame Hyde n’est pas le même film que Tip Top. Il y a des rapports : les ruptures de ton, les Arabes, certains aspects du montage, mais Tip Top avait quelque chose de très systématique. Il commençait par une claque, il finissait par une claque ; à chaque changement de scène ou presque, on changeait de lieu, de personnage. Il y avait un caractère abrupt quasiment constant, et même une agressivité. Madame Hyde a pour moi un fond plus tendre, plus linéaire, et j’avais aussi envie pour la première fois de m’affronter de façon plus directe à un sujet. D’aborder la question de l’éducation de la manière la plus frontale possible.
Il y a aussi un discours politique plus explicite ici. Considérez-vous que cet aspect était déjà présent dans vos films précédents ?
Dans Tip Top, oui, un peu, mais j’aurais du mal à l’exposer. Je voulais parler du racisme, et plus exactement du rapport entre la France et l’Algérie. Plutôt que d’en faire quelque chose de « victimal », où un Algérien arriverait à Paris pour chercher un logement et les propriétaires diraient : « Non merci », je cherchais quelque chose de plus excitant et de plus carré sur le rapport France-Algérie. Dans le film, toutes les femmes sortent avec des Arabes. Tous les personnages sont obsédés par les Arabes. François Damiens apprend à lire le Coran. Isabelle Huppert essaye de parler arabe… Il y avait quelque chose de simple. Au lieu de faire comme dans un film d’Audiard, d’avoir une petite frappe un peu séduisante, là, la chef des loubards est une vieille femme, Saïda Bekkouche. Le polar en général est un cinéma par essence plutôt « homosexuel », qui traite de rivalités mimétiques entre truands et flics. Il y a la mélancolie du flic qui est fasciné par le truand parce que le truand a plus de drogues, plus de prostituées, etc. Le flic souffre parce que sa vie est chiante et que sa femme l’a quitté. Je n’aime pas du tout toute cette gonflette de vestiaire. Je voulais faire l’inverse. Les héroïnes sont des femmes, et elles ne s’intéressent pas aux truands, elles surveillent à la police. La banlieue était présente mais uniquement comme décor. Ce film-ci est plus simple, plus explicite, c’est vrai, ne serait-ce parce qu’on fait un cours sur l’interaction, qu’on se demande ce qu’on doit à notre environnement ou pas, la banlieue étant l’environnement n°1 du film, et aussi parce que les personnages d’Arabes, comme par exemple Malik, sont plus développés. Depuis Tip Top, je me suis un peu « libéré » : avant mes films étaient non contemporains et plus dans une douceur, une délicatesse un peu pop. J’ai eu envie de me confronter à des choses qui créent de fait des affrontements, des frottements, des rapports de force : un prof qui n’arrive pas à enseigner, des bavures de flics.
La libido est assez présente dans ce film aussi, bien qu’en arrière-plan. Au départ, Madame Géquil ne veut pas que ses élèves touchent aux machines… Et puis son rapport au corps change après sa transformation.
Oui. Dans le cinéma français, on voit beaucoup de films sur une femme qui reprend goût à la vie : Mathilde Seigner va à la campagne, elle rencontre un vieux paysan, il lui apprend le goût des choses simples… Moi, j’avais envie que l’héroïne se transforme, mais qu’elle ne passe pas de « super faible » à « super forte », de « super timide » à « super vamp », ou de « super coincée » à « super sexuelle ». Elle change essentiellement en tant que prof. Dans sa vie privée, je me suis permis quelques incursions vers une idée de libération, mais sur un mode spécial, parce que ça devient bizarre. Quand elle ouvre son chemisier devant lui, son mari est étonné. Ce n’est pas une scène d’osmose érotique : c’est une scène de saisissement. Dans le film, tout le monde essaie d’apprendre. Le stagiaire doit apprendre à enseigner, elle aussi, le proviseur doit apprendre à se taire, le mari essaie d’apprendre à jouer du synthé et la voisine dit à Madame Géquil que la séduction est aussi un apprentissage au long cours. J’ai voulu créer un contraste avec Patricia Barzyk, qui joue la voisine, une actrice qui joue aussi dans Mods : Isabelle Huppert est petite et mince, Patricia Barzyk est grande et voluptueuse. Elle a un regard très vénéneux, à la fois inquiétant et sensuel. Ça joue sur des oppositions très simples. Je n’y ai pas réfléchi plus que ça, mais j’aimais aussi l’idée qu’il y ait un homme au foyer plein de tendresse, joué par un acteur qui normalement est extrêmement trublion, surexcité, et qu’on lui offre une possibilité d’être tellement calme qu’il en est presque énervant. Au sein du couple, la transformation est moins bénéfique qu’au collège, parce qu’elle amène tout de suite des inquiétudes, des brusqueries, des passages à l’acte qui peuvent intimider le mari.
On se trouve pris d’une émotion assez rare à la fin du film, qui ne repose pas sur l’identification au sort d’un personnage. Il s’agirait d’une forme d’émotion plus théorique, ou plus existentielle. Pourquoi avoir voulu terminer sur une note aussi sombre et laisser le spectateur ainsi démuni ?
Il y a en effet quelque chose de douloureux, une sorte de stupéfaction, comme si on nous avait enlevé quelque chose, qu’on se retrouvait sans rien. Mais je pense que ce qui contribue à faire naître l’émotion sur un mode autre que l’identification à Madame Géquil, ce qui la rend peut-être plus riche, c’est que, quand Malik sort de l’ombre, que l’on voit pour la première fois les stigmates de son attaque, on ne s’attendrait pas, d’un point de vue réaliste, à ce qu’il rende hommage à celle qui l’a meurtrie. Or, son discours est pro-école. Je pense que l’émotion vient aussi du fait que malgré ce sentiment de désarroi, la transmission a eu lieu. Il n’y a donc pas que de la noirceur. La question : « Est-il possible de transmettre ? » trouve une réponse positive, et en même temps ce n’est pas un happy end, même de ce point de vue-là : les élèves ne l’écoutent pas, le prof ne le comprend pas. Donc il y a une noirceur sur les personnages, et en parallèle quelque chose de plus lumineux, la transmission, mais une transmission qui entraîne une sorte de solitude. C’est comme si Madame Géquil avait transmis à Malik quelque chose de très intense sur le savoir, mais qui va aussi avec une humiliation, un isolement. Je pense que c’est tout cela qui fait qu’alors que la fin est un peu lapidaire, qu’on a l’impression que les personnages sont abandonnés un peu vite, on a bizarrement une émotion qui est à la fois du désarroi, un sentiment de noblesse et une inquiétude, quelque chose d’intranquille. C’est pour ça que je voulais finir par le lycée qui brûle : non pas pour dire « L’enseignement est mort », mais pour que le générique prolonge quelque chose de douloureux et de mystérieux. C’était la même chose à la fin de Tip Top : le film se finit sur Huppert qui défonce une porte avec un cut très sec, mais ensuite, on voit apparaitre la carte du policier qui est mort, Farid Benamar, qui a déclenché tout le film. Cette carte d’identité algérienne avec ce visage souriant instille quelque chose de douloureux : ce personnage qu’on n’a jamais vu mais qui est à la base du récit laisse comme une note qui travaille l’émotion dans un sens qui peut serrer le ventre, serrer le cœur.