Avant Don Juan, Serge Bozon avait déjà réalisé un film musical : La France, où des soldats déserteurs de la Première Guerre mondiale y interprétaient de façon anachronique des chansons de pop-sike, genre obscur et sautillant de la musique anglaise des années 1960. Quinze ans plus tard, si Benjamin Esdraffo, Laurent Talon et Mehdi Zannad signent à nouveau le livret de Don Juan, la gravité de leurs compositions est à l’image de celle du film, le plus austère de Serge Bozon. Cuivres et vents s’associent ainsi dans une partition solennelle ponctuant le récit d’un acteur brisé, Laurent (Tahar Rahim), à la recherche d’un amour déchu, Julie (Virgine Efira), sur fond de répétitions de la pièce de Molière.
Il y a quelque chose de Jean-Claude Biette et de son Théâtre des matières dans la façon zigzagante avec laquelle Bozon tourne autour du texte et de l’espace théâtral. Toujours ouvertes sur la rue, la nature et le monde, les planches constituent le cœur de Don Juan, où le plus infime signifiant (le passage derrière un rideau, la direction de la lumière d’un projecteur, la façon de prononcer telle ou telle réplique) est à même de reconfigurer les trajectoires sentimentales des personnages. La plupart du temps, avouons-le, on ne comprend pas bien ce qui se joue ici, un deuil en croisant un autre au gré de considérations sur l’amour, mais Bozon, par une mise en scène millimétrée, trouve tout de même un chemin vers la grâce. Une accumulation improbable de reflets rythme par exemple le jeu du chat et de la souris auquel se prêtent l’homme et les différents doubles de Julie. Miroirs, vitres, ombres : une dimension spectrale plane sur Don Juan dans de nombreuses scènes. Les personnages insaisissables ne cessent d’apparaître et de disparaître de toutes les surfaces sur lesquelles se pose l’œil de la caméra.
L’inspiration par endroits classique (on pense à Hitchcock, mais aussi au film noir) fait parfois pencher le film du côté de la préciosité, impression renforcée par une certaine mise à distance opérée par les dialogues (le personnage d’Alain Chamfort dit notamment du jeu de Laurent qu’il est « sec et aigre »), mais cela n’entrave pas la charmante bizarrerie du film. Les chansons, aux paroles d’une simplicité désarmante, y sont séparées de la danse. Si l’on excepte un court duo dans une chambre entre Tahar Rahim et Virginie Efira, et la gestuelle comique de la metteuse en scène de la pièce, il faut attendre la fin pour découvrir la principale chorégraphie de Christian Rizzo. Sur la piste de danse d’un mariage, Laurent croise tous les anciens doubles de Julie, redevenues de simples femmes. Il essaye de les enlacer une à une, mais elles le repoussent, avant d’effectuer un pas de danse qui leur est propre. Elles affirment ainsi leur individualité, face à un séducteur résigné n’ayant eu de cesse de projeter sur elles un même fantôme.