On déplorait hier le naufrage intégral que fut Eva, contribution française à la compétition officielle de cette 68ème Berlinale signée Benoît Jacquot. Il faut donc saluer l’initiative des organisateurs de la semaine de la critique, qui se déroule en parallèle des festivités, d’avoir programmé un mois avant sa sortie française le nouveau film de Serge Bozon, Madame Hyde. La vision des deux films à un jour d’intervalle constitue de fait une expérience salutaire : ou comment une actrice exceptionnelle, sous la commande d’un vrai metteur en scène, passe de pantin impuissant à monstre de cinéma.
Synthèse explosive
La structure tripartite que prend le récit de Madame Hyde (1. Mme Géquil / 2. Malik / 3. Madame Hyde) semble de prime abord paradoxale eu égard à l’anarchie — il est vrai savamment organisée — que le film met en place : en reprenant, en apparence, non pas la configuration d’un problème de physique ou de chimie mais les conventions du sacro-saint exercice des études de Lettres que constitue en France la dissertation en trois parties, Serge Bozon donne l’impression d’annoncer un parcours très galvanisant, lieu commun du film français « de classe », « de banlieue », selon les appellations diverses qu’on lui donnera. Première partie : l’élément de l’autorité (la prof de physique) dont le pouvoir et la parole sont menacés face au groupe (les élèves). Deuxième partie : la confrontation directe avec un élément étranger (à la fois à soi-même et au groupe auquel il paraissait inclus : l’élève handicapé, lourdaud mais pas bête) ; antithétique, qui appelle une synthèse pour dépasser les antagonismes en présence (conformément au Hegel dégradé dont se revendique la fameuse dissertation). Troisième partie : la force autoritaire intégrant son négatif — le vilain petit canard — à son propre mouvement vers une totalité sans faille. À ce titre, ce n’est pas un hasard si Madame Hyde se referme sur une scène de cours de français où Malik (Adda Senani), l’élève que Madame Géquil/Hyde (Isabelle Huppert) aura pris sous son aile, se voit reprocher par son professeur actuel, après qu’il a fait le récit de sa relation avec son ancienne professeure de physique-chimie, d’avoir inventé un personnage illicite (« interdit par la loi », déclare-t-il).
Or cette structure rigide — à l’image de la frêle et peu assurée Madame Géquil dans le premier tiers du film — se trouve bien rapidement pervertie, et la synthèse sur laquelle elle débouche n’a rien du dépassement œcuménique auquel nous ont habitués non seulement la dissertation de Lettres, mais aussi les sempiternels « films de banlieue » à la française. Car Serge Bozon laisse ses deux personnages principaux, au départ incompatibles (avant leur fusion partielle), seuls face à leur destin individuel, refusant de subsumer leurs caractéristiques et leurs expériences respectives sous la morale univoque d’une petite leçon de vie. Le point de départ semblait pourtant en réunir toutes les conditions : lycée de banlieue grisâtre, conseil de classe triste comme un enterrement, séance de cours houleuse comme on en a déjà vu des centaines. En est-on bien sûr, cependant ? D’emblée, Serge Bozon introduit en effet des décalages burlesques mais discrets dans un cadre apparemment naturaliste, décalages qui faisaient déjà toute la saveur de Tip Top (2013). Il y a en premier lieu ces deux étranges fayottes-déléguées au regard éteint, qui invariablement commencent à parler à l’unisson, comme d’une seule et même voix. Ensuite ce proviseur aux airs de manager déluré (Romain Duris), peut-être l’incarnation la plus convaincante de l’ère Macron (jeunisme, innovation, performance) vue au cinéma récemment. Cette Madame Géquil, enfin, qui donne l’occasion à Isabelle Huppert, dans l’entame du film, de s’exprimer dans un registre auquel elle nous a peu habitués : la timidité.
Interactions
Mais ces détails ne pèseraient pas grand-chose s’ils n’entraient dans un dialogue organique que le réalisateur orchestre avec une science du rythme, de la mise en espace et du découpage de l’action proprement réjouissante. Un maître-mot : l’interaction. C’est Isabelle Huppert qui l’écrit au feutre noir sur le tableau blanc de sa salle de classe, vers la fin du film, alors qu’elle est persuadée d’avoir commis l’irréparable. Pâle comme jamais, les traits tirés, elle s’affaisse puis se relève brusquement à plusieurs reprises en essayant tant bien que mal de poursuivre son cours, par sursauts. Le corps tressaillant est certes celui de l’actrice, mais les contrechamps sur les rangées de table qu’elle domine désormais du regard lui confèrent une puissance collective, comme si elle prenait en charge à cet instant la douleur et les interrogations de ses élèves tout en imposant des frontières à leur familiarité. À quand remonte la dernière fois que l’on avait vu un film qui prenne aussi courageusement, à bras le corps, le problème de l’enseignement et décide de s’en emparer avant tout en termes de pure mise en scène ? Même Entre les murs, Palme d’or en 2008, qui en avait pourtant fait son challenge, ne relevait le défi que très partiellement.
À travers la scène de l’inspection de Madame Géquil, après qu’elle a eu subi le choc foudroyant qui la métamorphose en Hyde, Serge Bozon semble ainsi mettre en abyme son propre travail de metteur en scène : Géquil/Hyde modifie l’agencement de la salle de classe en ordonnant au premier rang d’échanger de place avec le dernier, se retranche dans un rôle d’observatrice alerte puis saisit au bond la balle que lui envoie son élève Malik pour se mettre enfin en valeur. Dès lors, la relation ambivalente qui se noue entre ces deux êtres cassés renvoie quelques échos de Noce blanche, de Jean-Claude Brisseau, autre vrai-faux « film de banlieue » qui était transcendé par sa pente fantastique. Une pente fantastique qui se déploie ici pleinement grâce à la photographie plutôt douce de Céline Bozon — laquelle joue constamment sur les contrastes vibrants entre les surfaces assez ternes des bâtiments et les teintes plus vives des costumes, jusque dans les effets spéciaux qui matérialisent les métamorphoses de Madame Géquil en Madame Hyde : Isabelle Huppert ressemble alors à une boule de feu très cartoonesque, dans un dessin à la naïveté assumée qui contraste avec les effets dévastateurs — montrés pour le coup de façon très prosaïque — que ce corps ardent, en se détachant du fond de la nuit, provoque dans l’espace du cadre.