Un tourbillon de portes, d’interpellations sonores et de disputes entre ventres vides. En titrant malignement son quatrième film Sieranevada, le cinéaste roumain Cristi Puiu évoque une envolée de la fiction, une épopée fordienne, une plongée dans le décor, là où le film vogue en réalité entre petites intrigues, bouillon lubitschien et huis clos. Lary, médecin d’une quarantaine d’années, et sa femme rejoignent une réunion de famille destinée à commémorer, selon la tradition orthodoxe, la disparition de son père quarante jours plus tôt. L’interminable attente du pope censé bénir les lieux empêche la famille de se mettre à table et ouvre la porte à moult débats, disputes et drames. Mais l’analogie du titre au fantasme westernien n’est en réalité pas sans résonance avec le vrai sujet du film : l’incapacité à rencontrer l’autre au sein d’une famille, à le connaître ou à l’entendre, créée un appel d’air vers la fiction et la confrontation de visions antagonistes de l’Histoire.
La famille comme machine fictionnelle
Les trois petites heures du film s’écoulent sans interruption. Chaque carré de personnage, aux fourneaux, posté dans le salon, occupé dans la chambre, développe ses propres discussions, échange, est interrompu, revient sur une affaire, avant de se dissoudre et de se recomposer plus loin, différemment. On a affaire, dans Sieranevada, à la capacité de croisements, de rebonds et d’échos narratifs d’une véritable série. C’est aussi le marqueur d’une tragique impossibilité de dialogue : une conversation sur les vertus et vices du communisme entre une vieille tante et l’une des sœurs du héros tourne en dispute, fait l’objet de commentaires et de digressions, sans qu’aucune conclusion ne soit tirée. Le film, construit comme une succession de ces scènes absurdes, est tenu par un fil souterrain, celui de l’incompréhension mutuelle et de l’aspect fondamentalement idiosyncratique de l’accès au réel, qu’il soit familial ou politique. La question de l’ignorance politique est traitée directement par un des personnages, adepte des théories complotistes (en particulier du 11-Septembre, comme d’une machination de l’intérieur), du fact checking et de vidéos YouTube. Quelques semaines après les tueries de Charlie Hebdo, on débat au salon sur l’impossible vérité, ignorant que dans la chambre, une tante fond en larmes car elle soupçonne son mari de l’avoir trompée. Ce jeu de parallélisme entre fictions familiales et fictions politiques inscrit le film dans une profonde instabilité qui dépasse largement le cadre de la comédie sociale pour lequel il se donne au premier abord.
Chorégraphie d’appartement
Le film a la capacité à mobiliser un humour à la fois caprice et caustique. Il provoque le rire devant l’incongruité des disputes, et la crispation devant l’ornière intellectuelle dans laquelle les personnages se retrouve ponctuellement. Surtout, le film joue sur un engoncement spatial dans les méandres de l’appartement et pourrait être chorégraphié en forces centrifuges et centripètes qui amènent et éloignent les personnages d’un point central, la table ou le mort. L’accumulation de personnages et leurs allées et venues accentuent l’impression de confinement du lieu, rappelant la scène de cabine dans Une nuit à l’Opéra des Marx Brothers, sans pour autant virer à l’hystérie ou au cabotinage. La caméra, qui saisit les scènes en longs plans séquences depuis un point fixe, incarne un point de vue à hauteur d’homme, dont on sent la présence par la façon dont la trajectoire du regard est happée par l’action. Cette capacité d’immersion du spectateur comme observateur fantomatique donne sa force à la mise en espace du film, tout en évoquant habilement l’absence de l’homme autour duquel ce ballet est construit, et dont tout le monde se moque.