Cristi Puiu s’exprime dans un français teinté d’un léger accent et une langue plus poétique qu’intellectuelle, presque picturale. Sa pensée fuse, par associations d’idées, tantôt précise, tantôt moins, comme ses personnages – sans doute aussi sous l’effet conjugué de la chaleur et de la répétition des interviews qu’il accorde ce mardi de juillet dans un petit hôtel du 6ème arrondissement. À l’écouter, on saisit mieux la cohérence de la composition de Sieranevada, son quatrième long métrage présenté en compétition au 69ème festival de Cannes, ainsi que son goût pour le doute et la mise en scène de fictions parallèles.
Comment avez-vous travaillé votre scénario pour préparer un film si long et si touffu ? Quels sont les premiers éléments que vous mettez en place ?
Au moment où j’écris un scénario, le texte est assez détaillé. On me l’a reproché ; on m’en a aussi félicité, car ça aide beaucoup la production, le scénographe, le chef opérateur… Les acteurs ne sont pas très contents, car ils ont l’impression que cela leur vole une part de liberté. Mais c’est complètement faux. Le scénario est écrit de cette façon car je ne sais pas comment écrire autrement : je vois, puis je transmets. Et ce n’est qu’après, quand on construit le film, que l’on recherche la position de la caméra et le ton juste. On cherche beaucoup, ce n’est pas donné, on tâtonne, tout en essayant de ne pas perdre l’essentiel.
Qu’est-ce qui est essentiel ?
D’abord le regard, celui que la caméra pose sur les autres. La tendresse, les imperfections de l’expression physique ou verbale, cette communication approximative, les approximations qui définissent ce monde : par exemple, le costume qui n’est pas à la bonne taille. À la fin du film, la Croate est allongée, la mère demande « Tu sens cette odeur ? C’est le détergent — Non c’est le déodorant. » Quelle importance ? D’où le choix de Sieranevada comme titre : qu’est-ce que cela veut dire ? On a l’impression que tout doit dire quelque chose. C’est un exercice que l’on peut faire avec n’importe quel film : si l’on montre un Hitchcock à des enfants et qu’on l’appelle « Autant en emporte le vent », alors ils vont faire le lien entre le titre et le contenu et proposer une interprétation. C’est une autre manière de se rapporter aux événements de la vie réelle. C’est pareil pour le 11-Septembre, s’agit-il d’un « inside job » ? D’une attaque terroriste ? Quelle est la version officielle ? On ne le saura jamais, on ne comprendra jamais. On a tendance à croire qu’on sait assez de choses, qu’on connait tout sur nous-même : c’est une autre illusion.
On voit bien dans le film qu’il y a plusieurs perceptions possibles d’une même réalité – ce qui apparaît en effet par le jeu entre détergent et déodorant, ou dans le débat concernant les bienfaits et méfaits du communisme en Roumanie. Sur cette question, votre point de vue consiste-t-il justement à dire que « tout le monde a un point de vue » ?
Je suis d’accord avec cet énoncé-là, que tout le monde a un point de vue, mais quelque chose manque : je dirais plutôt que tout le monde a un point de vue faussé.
Ce qui est intéressant tient donc à l’interaction de chaque personnage avec un même objet – un peu à l’image du père mort, que l’on ne voit pas directement, mais qui existe à travers la façon dont ses proches parlent de lui.
Oui, par ricochet. Mais il y a quelque chose d’autre qui se passe, qui est une conséquence immédiate du langage : nommer, c’est comprendre ; mettre une étiquette sur un objet, c’est signifier de manière implicite que l’on sait de quoi il en retourne. Mais en vérité on se sait rien, ce ne sont que des conventions. Est-ce que l’on arrive vraiment à s’entendre ? Je ne sais pas. L’entente, c’est une longue série de concessions et de compromis. Il y a quelques instants précis et rares où l’on y parvient, mais en dehors de ces moments, on ne s’entend pas.
Pourtant le langage est censé servir à cela, mais il transporte toujours beaucoup plus que ce que l’on veut dire. Le mot n’est jamais juste, il est multiple, la grammaire transforme sa structure de sens et de valeurs, ce qu’explique très justement Barthes. Comme le film est construit autour de débats, il avance scène par scène, autour de dialogues de sourds, avec l’arrivée de personnages qui se contredisent. Comment rythme-t-on un film de cette façon ?
Le cinéma, c’est la présence de l’homme dans l’image qui vit au temps présent, pas de l’homme qui joue. Il fallait créer ce cadre pour pouvoir accéder de temps en temps à des moments de vérité, c’est-à-dire à des présences concrètes. Dans la vie réelle, on a tendance à forcer notre comportement parce que l’on se trouve sur la défensive, ou que l’on alimente une image de nous-même en falsifiant les choses. Lorsque l’on dit « oui, ça m’a plu », alors que l’on pense le contraire, c’est pour ne pas casser la relation ; on peut le dire quand on est à l’abri, or on est à l’abri quand on est aimé, et par définition on est aimé de manière inconditionnelle que par ses parents. Comme disait Cassavetes, « on a besoin d’aimer plus que d’être aimé », c’est un besoin qui nous anime. Dans le film, la sinusoïde de la dramaturgie est en fait construite pour les moments d’authenticité. C’est très subjectif, je garde une scène quand elle me touche. Et puis ces moments se sont enchainés d’une certaine manière dans le scénario, d’autre sont inventés sur place, mais la dynamique du film est générée par la force du regard à l’image : le regard de la femme dans la voiture, le regard de l’ami qui attend les autres, le regard révolutionnaire de Sebi qui croit aux théories conspirationnistes.
Lorsque tu fais vraiment du cinéma, tu en tires d’abord une certaine satisfaction, mais plus tu avances, plus tu es envahi par le doute. Je crois que la chose la plus importante que les spectateurs peuvent gagner de ce processus se passe au moment où l’auteur se livre lui-même. C’est valable pour nous tous. Ne pas faire quelque chose parce que l’on a peur d’être attaqué, de mourir, de perdre l’amour des autres. C’est la chose la plus dur à vivre. C’est dans ce sens que je lis Jonas ou l’artiste au travail de Camus, quand sur la toile est marquée « solitaire » ou « solidaire », on ne comprend pas très bien. Le rapport entre solitaire et solidaire, c’est le dilemme inavoué de chaque individu. Il veut appartenir au groupe et il veut en même temps exister en tant qu’individu.
C’est la même chose chez Rousseau, qui parle de l’insociable sociabilité de l’homme. Il y a un peu cela dans la réunion de famille en elle-même, cette tyrannie de vouloir être ensemble alors que la situation est fondamentalement inconfortable : l’espace est exigu, les personnages cherchent à en sortir, la femme de Lary veut aller faire des courses etc.
Oui, il y a deux pulsions chez Lary. On sent qu’il n’a pas de chez soi, on sent qu’il ne peut pas se replier, se réfugier, car celle qui incarne le foyer, sa femme, est très agressive. D’autre part, quand il se confesse dans la voiture, il avoue quelque chose certes d’assez vague, mais de pas très agréable. Toutefois, elle prend sur elle. Ce sont des gens qui sont devenus des étrangers l’un pour l’autre. On vit en couple mais ça ne veut au fond rien dire ; on s’acharne, on continue à vivre dans cette vie mais on la traverse comme une fiction.
Comédie et contamination
Les effets comiques de déplacement et de l’espace saturé m’ont fait penser à deux cinémas très différents, celui de Tati, du corps dans l’espace, dans la maison, et la scène de cabine d’Une nuit à l’Opéra, des Marx Brothers, pour le jeu sur l’entassement. Ce sont des films que vous aimez ?
Les Marx Brothers ont à voir avec mon enfance. Il y avait une émission à la télévision que l’on suivait avec mon frère et ma sœur qui s’appelait Les Cascadeurs du rire. On y diffusait du Chaplin, des Marx Brothers, Laurel et Hardy, Buster Keaton. Plus tard, il y a eu la découverte de Tati lorsque j’étudiais à Genève. J’ai commencé par Playtime, ce fut une révélation. Je le classe à côté de Chaplin, Keaton, Woody Allen, parmi ces réalisateurs qui se trouvent aussi devant la caméra.
Le travail chorégraphique avec les meubles, les chaises, les portes, crée un sentiment d’engoncement à la fois drôle et terrible.
Oui, mais c’est comme un effet secondaire, il faut essayer de trouver l’équilibre entre la situation donnée et les conséquences des gestes qu’ils font. Lorsque par exemple les personnages doivent porter cette croix d’une pièce à l’autre, il faut faire attention aux mouvements et c’est compliqué par le fait que la mère arrive et qu’une discussion commence.
La situation idéale, c’est de bien définir une relation, une histoire, et les raisons qui font que les personnages se retrouvent ensemble. Puis de les laisser. J’ai proposé aux acteurs de tenter une expérience : je leur ai donné des éléments sur les caractères des personnages, la raison de leur rencontre, puis je leur ai dit d’inventer le reste. Vous discutez de l’héritage, je vous filme, vous inventez le texte et on voit ce qui se passe. Ma position de réalisateur, c’est alors celle d’un spectateur qui essaye de faire son film. Je ne fais pas partie des réalisateurs qui ont toujours rêvé de réaliser. Au départ j’étais peintre, j’ai changé de médium par curiosité. Je passe mon temps à m’émerveiller de ce que je vois et je suis assez bête pour penser que ce qui m’émerveille pourra émerveiller les autres.
Quand la caméra entre dans l’appartement, on voit les femmes en cuisine qui ferment la porte dès que quelqu’un va et vient, sans doute pour ne pas être dérangées. Et on comprend plus tard qu’il y a un enfant qui dort, et qu’en vérité elles ferment la porte pour ne pas le réveiller. Ce genre de détail, qui fonctionne à l’échelle du film dans sa globalité, est-ce quelque chose de préparé ?
C’était écrit. C’est en lien avec le parti-pris initial, dont l’idée est que la caméra est un observateur parachuté à l’intérieur d’une famille, qui aura accès à des bribes d’information dont il devra recomposer petit à petit le sens. Il y a des spectateurs qui se sont plaint de ne pas comprendre qui occupe telle place dans la famille, mais pour moi cela ne compte pas. Si on revoit le film, on le comprend.
À l’inverse, quand les choses sont soulignées par les dialogues, en particulier en ce qui concerne les relations entre les personnages, c’est terrible.
Le spectateur n’apprécie pas ça, car il sait que c’est fait pour lui. Tout le processus de voyeurisme dans ce film, de donner l’impression que la scène se passe devant lui, c’est aussi une preuve de respect pour le spectateur. Si le film est assez puissant, il va venir le revoir et faire des découvertes.
Il y a une continuité qui ne passe pas par des liens logiques, mais plutôt par une logique de contamination.
Oui, de manière très mystérieuse, les gens sont attachés ensemble par des liens. Quand on voit un couple, on imagine qu’ils se sont rencontrés par amour : peut-être oui, peut-être non. C’est une construction mentale, parce que c’est ainsi que l’on a appris que les couples se formaient. Deux cents ans plus tôt, on aurait pensé qu’il s’agissait d’un mariage d’intérêt. La vie est beaucoup plus mystérieuse. L’usure marque tous les rapports. L’usure de l’âme, de l’esprit, de l’affect.
Quand le pope arrive, finalement, la scène cesse d’être totalement grinçante, on sent quelque chose de grave et sacré.
L’arrivée du prêtre, c’est la réponse à la confusion qui existe dans le monde. Il a aussi des doutes, il tombe dans un piège, dans la tentation.
Le personnage sort de ce doute par une sorte de boucle rhétorique, en expliquant que s’il a été mis à l’épreuve, c’est la preuve que Dieu existe.
L’arrivée du prêtre montre que l’humain est imparfait. La chose la plus importante reste le discours chrétien. C’est une position que je défends. Je ne crois pas qu’il y ait un salut sans amour, sans le bien, et il est nécessaire de faire le bien. On n’en a pas le courage, on est rongés par les peurs, et cette peur qui nous définit, c’est une peur qui s’est installée en nous dès le plus jeune âge. C’est intéressant ce rapport entre les différents discours, athées et croyants. Je fais partie de cette catégorie des gens qui pensent que l’univers ne s’arrête pas au bout de mon village. Je crois que l’on reçoit une quantité d’informations que l’on n’arrive pas à gérer. Les choses existent si elles nous arrangent. Il faut comprendre que l’on est au monde pour rencontrer l’autre, qui n’est pas comme un double mais différent. Il faut écouter, être solidaire. Cela sonne un peu communiste, c’est difficile à mettre en place, surtout quand on voit comment la solidarité à l’intérieur de la famille se révèle illusoire. Il y a trois moments d’harmonie dans le film, celui avec le prêtre et le chœur, et lorsque les deux musiques baroques retentissent au début et à la fin du film. C’est comme un triangle musical. Les deux violoncelles entrent en dialogue à la fin, dans une lamentation. Cela peut paraitre certes ringard, mais je veux être un bon chrétien et je n’y arrive pas. Chaque fois que je réaffirme ce souhait, je me retrouve confronté à une situation où je veux faire le bien et je n’y parviens pas. Vivre en communauté, cela suppose d’être le premier qui accepte la différence. Comprendre la différence. C’est bizarre, tous les discours religieux sont axés sur la tolérance et l’amour, mais au moment où les gens les appliquent, ils le font de manière autoritaire. Il y a quelque chose qui m’échappe.