On m’a donné le numéro de téléphone de Cristi Puiu : il a au moins 15 chiffres, j’en conclus que l’appel sera longue distance. Après avoir pesté contre la communication téléphonique Paris-Bucarest, nous nous retrouvons finalement sur Skype, avec en fond nos cuisines respectives. Cristi Puiu parle longtemps mais réfléchit beaucoup aux mots qu’il emploie, renforçant ainsi leur pertinence.
Aurora est la deuxième fable des « Six histoires de la banlieue de Bucarest ». Pourquoi avoir choisi de suivre « un homme qui tue » ? Avez-vous une vue globale des six fables ou l’écriture s’effectue-t-elle entre les différents volets ?
J’avais les six histoires rédigées, mais le temps est passé et ma perspective a changé. Après avoir tourné La Mort de Dante Lazarescu, j’ai pris une de ces histoires pour la transformer en ce qui allait devenir Aurora. Je voulais l’histoire la plus juste, la plus propre à délivrer ma petite découverte sur la vie intérieure. Aurora, c’est l’histoire d’un type qui vit à l’intérieur de sa tête.
C’est pour cette raison que vous avez choisi d’incarner Viorel ?
Oui. Comme mon film précédent, Aurora est basé sur des faits réels. La Mort de Dante Lazarescu s’inspirait d’un événement qui s’est déroulé en 1990 ou 2000, je ne sais plus : une ambulance est allée chercher un malade pour le déposer à l’hôpital. Là, on l’a renvoyé d’un hôpital à l’autre, à six reprises. L’assistante et le chauffeur ont finalement laissé le type dans la rue, et il est mort. Cela a bien entendu fait scandale à l’époque, mais pour le seul fait que le type était mort dans la rue. La bizarrerie de l’histoire réelle, c’était le fait qu’ils l’aient laissé dans la rue. Et ce qui m’a plutôt attiré dans cette histoire, c’était la normalité de la situation. Ce qui m’a intéressé, c’était la restitution de la normalité : ici, en Roumanie, et je crois que cela se passe parfois en France et dans le monde, on renvoie les gens d’un guichet à l’autre.
C’était un peu le même cas pour Aurora. Je me documentais pour un prochain film, qui avait à voir avec le meurtre. J’ai découvert que les fichiers de la police ne retiennent pas tous les détails du parcours d’un criminel, et qu’on ne pouvait pas les connaître. Ils ne répertorient que les faits nécessaires pour la résolution du meurtre. Tout le reste est jeté à la poubelle parce que la police, ou la justice, n’est pas faite pour trouver la vérité mais pour protéger la société. Comme je n’ai jamais tué personne, je ne savais pas comment ces choses-là se passent. Tout ce que je connaissais du meurtre m’avait été apporté par la littérature, le cinéma, les infos, les journaux… Je ne savais rien du tout sur ça, en fait. J’ai eu la chance de pouvoir me documenter auprès d’un ami procureur : je suis allé sur des lieux de crime et j’ai pu parler avec des criminels. Des criminels jeunes, d’autres plus vieux. C’était impressionnant de voir comment ils parvenaient à transformer l’histoire du meurtre en fiction. La distance qui séparait l’acte proprement dit de ce qu’ils racontaient à la police ou au procureur était assez choquante. Les criminels trouvaient leurs propres explications et justifiaient l’acte par leur propre philosophie de vie. Ils étaient quasiment dans un autre système de repères. La seule différence entre les criminels et nous, c’est qu’eux font ce geste extrême. Nous vivons tous selon nos repères et notre propre système de valeurs, en fabriquant des fictions pour notre sécurité personnelle. Et ces représentations ne correspondent pas à la réalité des faits. J’ai recherché ma propre fiction avec ce rôle, qui n’a pas été facile.
Quel genre de difficultés avez-vous rencontrées ?
Au-delà de la difficulté technique liée au fait d’être devant et derrière la caméra, je me suis retrouvé dans une solitude qui m’était jusqu’à présent inconnue. Quand je réalise un film, je suis confronté à tout un tas de problèmes liés à l’acte de communication. J’ai tiré l’histoire et les personnages de ma tête pour les coucher sur le papier, avant de les reformuler pour les acteurs et à l’équipe technique. Mais là, je n’arrivais pas à délimiter l’histoire que j’allais raconter. Dans la plupart des films avec un meurtre, les réalisateurs réduisent le criminel à une définition correcte : c’est un malade, type Kevin Spacey dans Seven, ou bien c’est une pulsion soudaine qui conduit le type à tuer… Aurora est une réaction face aux films d’entertainment. Ce qui m’intéressait, c’était plutôt un profil comme celui de Pierre Rivière, « Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, mon père, ma sœur », et le film de René Allio. Même si on tend à penser que Pierre Rivière peut être considéré comme un cas psychiatrique, les choses sont beaucoup plus complexes. Je ne sais pas pourquoi un homme bon devient un homme méchant.
Et vous cherchez une réponse ?
On est toujours tenté par les réponses, ça fait partie du fonctionnement du cerveau, de la condition humaine. Il n’y a pas de criminel, il n’y a que des hommes qui tuent à un moment donné. Je ne fais pas de politiquement correct, c’est juste du bon sens, c’est trop simple de dire ça. C’est trop simple de dire à la fin de Psychose que Norman Bates est malade. On a l’impression de contrôler le monde, mais on ne contrôle rien du tout.
« Le hasard est le plus grand romancier du monde ; pour être fécond, il n’y a qu’à l’étudier », écrivait Balzac. En va-t-il de même pour votre mise en scène ?
Oui et non. Quand on construit une histoire, qu’il s’agisse de cinéma ou de littérature, le spectateur est là pour ajouter du sens. Eugène Ionesco disait : « Ce qui m’intéresse, c’est ce que les personnages font entre les actes » : il n’y a pas de déterminisme dans ce monde, seulement la vie qui va d’un bout à l’autre. C’est nous qui choisissons tels éléments pour les mettre les uns à côté des autres et dire « cette histoire commence ici pour finir là ». Les auteurs prennent les événements qui sont susceptibles de contenir du sens au détriment des temps morts, c’est normal. Dans Aurora, je suis allé un peu plus loin tout en restant, paradoxalement, dans le cadre d’une histoire racontée de façon chronologique. Je conserve la chronologie, et j’y installe des éléments qui semblent ne rien dire. J’ai conçu ce film à partir des « préceptes » du cinéma direct, documentaire : j’avais à la fin six heures de film. J’ai ensuite piqué les séquences qui montraient le mieux, selon moi, le parcours d’un type qui vit à l’intérieur de sa tête. Je suis allé à l’observation, parce que les situations narratives ne correspondent pas à la vie. Le puzzle reste toujours incomplet, par manque d’informations : le personnage disparaît derrière les murs, les portes, on entend ou non ses conversations.
Vous avez étudié la peinture à l’École supérieure d’art visuel de Genève. Cet apprentissage a‑t-il influencé votre mise en scène ?
Je dirais plutôt que j’ai grandi en me rêvant peintre. Encore aujourd’hui, j’en rêve. Comme le fait d’être roumain ou d’avoir grandi à Bucarest, cela m’a influencé. Après cette première année en peinture, j’ai eu envie d’apprendre autre chose, parce qu’il y a moment dans l’existence où la structure institutionnelle cède forcément le pas à la pratique. Je ne suis pas né cinéaste, je fais ça par curiosité. J’ai eu la chance d’avoir des professeurs exigeants, comme Jean-André Fieschi, qui était très rigoureux. Il y a une ou deux semaines, j’ai acheté à Paris le Dictionnaire Eustache et j’ai découvert son nom dedans. À l’époque, je ne connaissais pas sa biographie. Aujourd’hui, j’essaye de fuir l’inertie de la peinture et de ses belles compositions pour l’image cinématographique. Depuis que j’ai fait la découverte de La Maman et la Putain, je rêve de le diffuser en Roumanie. Un jour, l’institut français de Bucarest proposa à de jeunes réalisateurs roumains de présenter deux films français : j’ai choisi 1974, une partie de campagne, de Raymond Depardon, et La Maman et la Putain. Il venait de sortir et avait été censuré, c’était l’occasion. Et La Maman et la Putain est un peu dans la même situation, il sortira probablement en DVD en 2050… Et l’institut a fait venir la copie, c’était la première fois que je le voyais en salle.
Dans le dossier de presse d’Aurora, vous écrivez qu’Éric Rohmer est un de vos « maîtres spirituels » : quelle influence a exercé son œuvre sur votre écriture, votre mise en scène ?
Je l’ai découvert quand j’étais à l’École en Suisse. Au début, il y a eu un rejet, comme pour tous les réalisateurs qui me sont chers à présent. Puis, petit à petit, j’ai appris sa langue, et j’ai fini par voir presque tout ses films. Ce qui me frappe, c’est la discrétion de Rohmer, la délicatesse qu’il a pour articuler un discours moral. Il n’y a pas d’agressions, surtout de la part des acteurs, qui piétinent dans des discours qui ne mènent nulle part. L’impossibilité pour les personnages de dire ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent, ou ce qui les travaillent. Par cette série, je voulais lui rendre hommage.
Votre mise en scène s’approche parfois de celle du documentaire, un aspect que vous avez renforcé en captant le son en prise directe : souhaitez-vous donner à votre cinéma un aspect social, presque politique ?
Oui, je ne peux pas y échapper : je ne tourne pas en studio et je n’ai pas fait appel à de la figuration, pour rester raccordé au réel. C’était très difficile à l’extérieur, dans la rue ou les magasins, parce que les gens regardaient la caméra. Depardon est un cinéaste qui m’a beaucoup influencé. Le cinéma documentaire est celui qui s’approche le plus de la vie, mais on oublie aussi que celui qui fabrique le film a une autre vision de la vie. Alors, comment faire sortir le réel qui se trouve à l’intérieur de la tête de l’auteur sans recourir aux outils de la fiction ? Comment marier ces deux-là, c’est ce que j’essaye de faire.
La Mort de Dante Lazarescu dure deux heures trente, Aurora trois heures… Les producteurs et les distributeurs sont-ils rebutés par la longueur de vos films ?
Le problème de ce film, ce n’est pas sa durée physique, c’est la manière dont l’histoire est racontée. Chaque volet du Seigneur des Anneaux dure trois heures, mais personne ne se plaint parce que le public se repère dans une histoire qu’il a vue et revue. Dès lors qu’on propose une histoire qui joue plus sur le rythme, il faut faire court. Il est toujours difficile d’éviter l’emphase qui transparaît quand on décrète : « voilà, cet élément compte, il est authentique et pas spectaculaire. » Ce que j’ai fait avec Aurora, c’est restituer ma perception de la durée et de la vie. Si j’ai eu besoin de trois heures, ce n’est pas pour torturer le spectateur. On confond souvent ces choses-là, malheureusement. On dit « Il faut penser au spectateur », mais moi je ne fais que ça justement. Quelqu’un à Cannes a écrit « Trois heures pour quatre coups de feu, ça c’est un peu trop. » S’il va au cinéma pour les coups de feu, c’est assez triste. La Mort de Dante Lazarescu m’a fait comprendre qu’on ne pouvait pas fuir les idées préconçues, ni le système du cinéma, la distribution et le reste… Ou bien on choisit un film qui trouve son public avec des concessions sur la forme, le style et le discours, ou on pense au spectateur et on ne fait pas ces concessions. C’est un rapport solidaire/solitaire, on ne pourra jamais être satisfait. Mon public est plutôt étranger que roumain. À la chute de Ceausescu, il y avait quatre-cent cinquante salles de cinéma en Roumanie, pour quatre-vingt-dix aujourd’hui. Cristian Mungiu a fait quatre-vingt mille entrées en Roumanie, parce qu’il a eu la Palme d’or. Dans un pays de vingt-deux millions d’habitants ! Et en plus, il traversait les villages en caravane pour montrer le film. Le débat sur le cinéma s’arrête assez vite en Roumanie. On essaye de renouer avec la tradition du cinéma, celle des années 1960 et 1970. Le débat sur le cinéma, c’est un luxe.
Vous avez filmé la Roumanie avant et après son entrée dans l’Union Européenne : votre manière d’aborder le pays a‑t-elle été modifiée par cette perspective européenne ?
Je n’étais pas favorable à cette entrée dans l’Europe, elle n’était pas naturelle parce que nous n’y étions pas préparés. Certains disent que cela nous a aidés sur les plans économique et politique, mais je n’y crois pas. La Roumanie est un état jeune, et le modèle occidental nous étouffe. Peu de gens savent où nous sommes, ou qui nous sommes. Sous Ceausescu, il y avait la propagande qui disait « Nous sommes ici depuis 2050 ans », mais l’État existe seulement depuis le début du XIXe siècle. Le pays ne correspond pas à cette image de l’Europe fabriquée par l’Allemagne, le France, les Pays-Bas et les autres grands États… Il y a une rupture, il faut l’assumer. Un ami me faisait remarquer alors que nous traversions le pays que nous n’avions pas de villes : il avait raison, nous ne connaissons pas la ville, les Roumains sont un peuple de paysans. Bucarest est un grand souk, il n’y a pas de centre-ville, tout est mélangé. Cette différence entre villes européennes et villes roumaines se voit. Mais bon, ce n’est pas grave, cela ajoute une touche d’exotisme à l’Europe unifiée.
Sur quoi travaillez-vous ? Le prochain volet des contes ?
Parallèlement au prochain volet, je travaille sur un projet à Toulouse avec des acteurs français, un texte de Vladimir Soloviev qui s’appelle Trois entretiens : Sur la guerre, la morale et la religion, publié au début du XXe. L’action se déroule à la même époque, dans l’aristocratie d’un coin retiré de Roumanie. Les dialogues seront en français parce que l’aristocratie parlait français. J’espère avoir l’argent pour ça.