Présenté et primé dans la nouvelle programmation Encounters de la dernière Berlinale, Malmkrog, dernier film du cinéaste roumain Cristi Puiu, nous invite à entendre les échos de la philosophie de Vladimir Soloviev, penseur russe de la fin du XIXème siècle. À l’aube du XXème siècle, Nikolaï, ancien séminariste, invite quatre aristocrates à se retrouver pour les fêtes de fin d’année dans son manoir de Transylvanie afin de partager de longues conversations. Puiu réalise un véritable exercice d’adaptation des Trois entretiens. Sur la guerre, la morale et la religion pour rédiger les dialogues. Aux trois personnages de l’ouvrage du philosophe, Cristi Puiu en ajoute deux pour densifier les échanges et multiplier les points de vue. La pensée de Soloviev se déroule, évoquant tour à tour le rôle des armées, la religion, la mort, la loi divine, la raison, la force de l’État… Le film prend le temps de déployer ses réflexions, riches et complexes, par une parole libre circulant à toute vitesse. S’il paraît impossible de rester attentif à tous les échanges, le film invite à explorer l’art de la rhétorique et du discours qui s’exercent et se laissent observer. Se détacher des conversations permet également de porter pleinement son attention sur la composition des cadres splendides et d’aller chercher ce qu’ils abritent. Puiu réalise un travail de mise en scène stupéfiant, jouant sur les lents déplacements et les postures rigides et aristocratiques de ses personnages. Entre les corps et au fil des mots, la lumière se tamise ou fait son entrée dans une pièce, les tons entre les étoffes et le mobilier s’accordent, les plans s’apparentent à des tableaux. Et quand rien ne semble dépasser, le film dévoile ses profondeurs et ses mystères. Si la parole semble avancer fluide et unie, la temporalité du film apparaît quant à elle opaque et étrange. Des éléments du décor disparaissent pendant que les séquences s’enchaînent sans réelle continuité. Les actions, souvent floues, semblent indiquer que tout ceci relève d’un souvenir confus, peut-être celui d’un lecteur, le cinéaste, qui nous livrerait son expérience, ce qu’il lui est resté des Trois entretiens.
Sous la parole
Le film repose de fait sur peu d’éléments narratifs ; les personnages sont avant tout caractérisés par leur propos et dévoilent peu de leurs histoires. Entre deux intenses discussions, on rend visite dans une chambre du manoir à un homme malade dont on ne saura jamais exactement l’état ni ce qui le lie aux autres personnages. C’est qu’entre les positions et oppositions de chacun, il faut se fier davantage au troublant langage des corps et des regards pour deviner ce qui rapproche les figures, bien que ce soit la parole qui porte véritablement l’action. Parallèlement, un autre mouvement se déploie dans les coins, dans le flou, au fond du champ : celui des domestiques qui s’agitent pour que les convives soient servis au mieux. Le temps d’un échange, ils semblent parfois préparer en vitesse le cadre suivant ; leurs silhouettes sont présentes dans les angles, leurs mains surgissent dans les cadres fixés sur les convives pris dans leurs joutes rhétoriques. Cette agitation épouse le sentiment prophétique du texte adapté par Puiu. Hors cadre, c’est toute une classe sociale qui se met en mouvement et annonce les bouleversements à venir de la société russe. Le film joue avec ces présages notamment lors d’une scène où les domestiques, hurlant dans les étages, inquiètent les invités attablés qui se lèvent et se font abattre par une pluie de balles. La séquence suivante reprend le fil de la conversation, sans faire allusion à la scène qui vient de se dérouler, mais laisse songeur sur le sort à venir de ceux que nous écoutons de nouveau. Dans les plis du torrent de paroles, Puiu nous fait sentir ce qui palpite, ce qui se soulève dans les recoins. Et les prophéties de Soloviev, capables de raconter le siècle qui viendrait derrière lui, ne peuvent échapper à un miroir contemporain. Débattre de l’identité européenne, des enjeux de classe, pressentir les soulèvements populaires à venir, écouter le conservatisme qui s’agrippe, c’est laisser Malmkrog nous raconter les brumes qui se déploient.