Sieranevada, ou comme il est d’ores et déjà affectueusement surnommé sur la Croisette, « le film roumain de 3h », est tout sauf le mastodonte de festival que laisse supposer sa durée. C’est au contraire un film arcbouté autour d’un principe très simple qu’il ne va cesser de complexifier : une famille veut passer à table et n’y arrive pas. Il faut prendre au sérieux ce postulat aux allures de blague (et de fait, le film est très drôle) sur lequel se fonde pourtant une proposition comique radicale, à mille lieux de la démonstration de force que certains risquent de dénoncer. Cristi Puiu, à qui l’on doit La Mort de Dante Lazarescu, est un cinéaste dont la durée des films offre une matière à ciseler : il prolonge ici parfois les scènes jusqu’à ce qu’elles débordent et gagnent en ampleur comique, là où à d’autres moments il les avorte avant leur terme, pour mieux ouvrir une brèche et décaler ailleurs l’enjeu de l’action. Si Sieranevada brille ainsi par sa belle inventivité rythmique, la force du film tient aussi beaucoup, à l’instar de l’odyssée morbide de Dante Remus Lazarescu, à un travail minutieux sur l’espace. Là où Puiu baladait dans La Mort… l’action d’hôpital en hôpital, il condense ici les flux entre personnages dans un seul lieu, un appartement où se déroule la plus grande partie du film. La famille, réunie pour commémorer la mort de son patriarche, est dépeinte alors comme un amas d’atomes instables, gravitant d’une pièce à une autre au gré des discordes et des alliances qui se tissent. Puiu articule cette farandole d’affects et de tensions autour d’un dispositif qui concilie d’un côté de méticuleux plans-séquences où la caméra, plantée au milieu de l’appartement, panote entre les différentes conversations, et de l’autre des scènes filmées à l’intérieur même des pièces, où les mouvements d’appareils s’attachent cette fois moins à relier les groupes entre eux qu’à saisir les interactions au sein de chacune de ces cellules improvisées.
Attaché au regard d’un personnage à la fois médiateur et observateur rigolard, le film tire de l’hystérie collective qui règne sur ses situations une pluralité de vitesses et de modulations rythmiques pour mieux passer, selon la formule consacrée, « du rire aux larmes » en l’espace d’une poignée de minutes. Mais Puiu, dont le projet pourrait apparaître de loin similaire à nombre de films placés sous le double héritage de Pialat et de Cassavetes (une famille se déchire), dynamite le chemin attendu du règlement de comptes autour d’un déjeuner dominical par le rire nerveux de ces corps fatigués et une ironie mordante qui déleste les intrigues familiales de leur pesanteur. De sorte que si le film ressemble à une suite d’entrechocs de plaques tectoniques (les pièces, puis finalement les personnages eux-mêmes), il n’en poursuit pas moins son chemin avec une légèreté qui ouvre ici et là sur une beauté feutrée, à l’image de ce couple fragilisé dont les mains se relient soudain, avant de replonger une dernière fois au cœur de l’arène familiale.