Réalisé en 1950, le film de Joseph L. Mankiewicz All about Eve (traduit de manière très partielle par le lapidaire Eve) est sans doute celui qui condense avec le plus de brio ce qui a fait la réputation du cinéaste : des dialogues incisifs, une interprétation de qualité, mais aussi un réel sens de la construction, qui manie les flash-backs avec aisance, et élégance. Retour sur un film qui enchevêtre les narrations – et les subjectivités – de façon particulièrement brillante.
Dans All about Eve, le jeu de construction, qui est aussi un jeu d’assemblement de diverses subjectivités, semble relever d’une mise en abyme sinon ludique, du moins malicieuse : le film devient le récit de récits – plus encore, il est le récit cinématographique de récits théâtraux, et devient en quelque sorte le miroir déformant – mais ressemblant – des enjeux mêmes de sa diégèse. L’ambition totalisante et exhaustive annoncée par le titre peut sembler en contradiction avec l’effet de fragmentation qu’induit nécessairement une narration plurielle ; cependant, la multiplicité de points de vue semble être la condition d’une unité – unité éminemment fictive, puisqu’elle consiste en la construction d’un personnage qui ne semble exister que par le regard d’autrui (regard des personnages qui gravitent autour de lui, le racontent et par là même, le créent aux yeux des spectateurs, mais aussi regard de ces spectateurs auxquels il revient de dégager la cohérence du portrait). Si la narration, dans All about Eve, relève essentiellement d’une habileté scénaristique, la complexité de la construction étant au service de l’intérêt de l’intrigue, elle est aussi l’incarnation d’une dialectique du fragment et du tout qui semble parcourir tout le film ; l’objet de la narration (Eve) s’en voit doté d’une valeur fictive remarquable, étant un personnage en perpétuelle construction, par les autres personnages comme par le spectateur.
Architecture
Avant Eve, il y avait eu Chaînes conjugales (1948), consacré par deux oscars dont celui du meilleur scénario ; après, il y aura La Comtesse aux pieds nus (1954). Les trois films présentent une unité dans leur construction : ils sont composés selon une série de retours en arrière qui sont aussi un moyen de présenter divers points de vue sur un même objet. Tous trois s’ordonnent autour de deux repères temporels : le premier (le pique-nique dans Chaînes conjugales ; la remise des prix dans Eve ; l’enterrement dans La Comtesse aux pieds nus) sert de point de départ à un retour sur le passé qui s’opère soit sur le mode chronologique (dans Eve comme dans La Comtesse aux pieds nus, il s’agit d’élaborer le récit d’une ascension), soit sur le mode thématique (dans Chaînes conjugales, chaque « flash-back » est lié à la vie des trois femmes, les trois récits n’étant pas chronologiquement articulés l’un à l’autre). Si la particularité de Chaînes conjugales est de faire obéir ces trois récits à une narration surplombante qui est celle de l’invisible mais omniprésente Addie Ross – à qui Celeste Holm prête sa voix –, qui non seulement commente l’action, mais donne également l’impulsion aux trois flash-backs, celle d’Eve semble être l’absence de référence au moment de la narration (la cérémonie de remise des prix) dans le passage d’un narrateur à l’autre ; la transition s’opère sans justification, la voix-off suffit à nous indiquer un changement de narrateur rendu naturel par la continuité chronologique et visuelle.
On compte sept récits dans Eve ; Addison DeWitt (George Sanders), le critique, et Karen Richards (Celeste Holm), la femme du dramaturge, en assurent trois chacun ; Margo Channing (Bette Davis) n’en assure qu’un. On note également la présence d’un récit enchâssé qui est celui d’Eve elle-même ; au début du film (et au milieu d’un flash-back mené par Karen Richards), elle fait le récit (dont on découvrira plus tard qu’il était mensonger) de sa vie passée, ce qui vaut, aux yeux des personnages comme du spectateur, comme une présentation à laquelle il semble naturel de se fier. Hormis ce récit au statut particulier, les « retours en arrière » se remarquent au contraire par leur fiabilité. Les transitions s’opèrent selon un souci d’exhaustivité, et de logique : les narrateurs se succèdent à mesure que les fréquentations d’Eve évoluent, Addison DeWitt étant ainsi particulièrement important dans la deuxième moitié du film, qui met en scène un rapprochement entre les deux personnages.
Parole de vipère
DeWitt occupe une place à part dans l’architecture narrative globale. On a pu noter l’importance de son nom (« wit » renvoie à l’intelligence et à l’esprit), et de son prénom qui évoque naturellement celui d’Addie Ross dans Chaînes conjugales, autre voix surplombante dans l’univers de Mankiewicz ; François Thomas a ainsi remarqué : « C’est un nom de serpent (adder) que se voient octroyer ces deux vipères avant de trouver un successeur dans Le Reptile. » Si DeWitt partage avec Karen l’essentiel de la narration, il semble doté d’une importance supérieure en ce qu’il est celui qui ouvre les récits, puis les clôt. Les premiers mots du film lui reviennent ; il nous introduit dans l’espace (la salle de réception de la « Sarah Siddons Society »), dans le milieu en question (celui du théâtre, mentionné dès la première réplique), et propose d’emblée un commentaire sur le personnage (un vieil homme de théâtre) qui apparaît à l’écran. Ses propos le posent en deus ex machina du film lui-même : il dispense le spectateur d’écouter le discours émis par le personnage, dont il donne un grossier résumé qu’il estime suffisant ; puis, il nous présente un à un les personnages principaux du film, la scène se transformant ainsi en une forme de prologue au cours duquel les principales caractéristiques des protagonistes nous sont données ; mais le prologue est fortement orienté, et l’impression première que nous donnent ces personnages est baignée du cynisme et de l’ironie d’Addison DeWitt.
Au cours de cette scène d’introduction, DeWitt ébauche également un dialogue avec le spectateur. La seconde personne est présente dès la première réplique (« the Sarah Siddons Award for Distinguished Achievement is perhaps unknown to you »), qui apparaît d’ailleurs comme une précaution oratoire, le narrateur excusant une possible ignorance du spectateur pour mieux l’amadouer. Sous les apparences d’une situation de communication équilibrée, c’est pourtant un dialogue purement fictif qui se joue ici : car le « you » dont il est question est une instance virtuelle qui désigne le public supposé d’Eve Harrington, bien plus que celui du film de Mankiewicz… Ce décalage entre la réalité du « you » et les présupposés qu’il implique (c’est-à-dire, une connaissance d’un monde théâtral que la fiction ne nous pas encore présenté) apparaît dans toute sa force dans la réplique : « You all know all about Eve. » La reprise du titre comme désignant un élément acquis est ici éminemment ironique, et le décalage entre le savoir supposé du public, et son savoir réel, ne relève pas du dialogue avec le spectateur, mais bien plutôt d’un jeu consistant à éveiller sa curiosité. L’ambiguïté du « you » qui désigne à la fois un public fictif et un public réel, semble même faire écho à celle du « I », qui renvoie à la fois à Addison DeWitt et à l’auteur du film… La double situation d’énonciation semble ainsi constituer l’enjeu de cette première séquence, et ce dédoublement n’est pas sans rappeler celui qui se joue à l’échelle du film entier, qui décrit le monde du théâtre en termes de cinéma, et s’amuse visiblement des parallélismes entre les deux univers.
Dans l’intervention initiale d’Addison DeWitt, comme dans certaines interventions de Karen (notamment le récit du mauvais tour qu’elle jour à Margo), la qualité de narrateur va de pair avec une emprise sur l’action ; le narrateur se voit doté d’une puissance presque démiurgique, et semble détenir les ressorts de l’intrigue. Il affiche ostensiblement la supériorité de son savoir sur celui des spectateurs, et fait de cet écart le moteur de leur curiosité. Mais, plus généralement, il semble que le foisonnement de points de vue participe d’une conception globale de la vérité des protagonistes : le relativisme des points de vue est précisément ce qui donne consistance aux personnages, et donne à chacun d’entre eux une chance de s’exprimer et, par là même, d’acquérir une intériorité et une épaisseur ; sujets avant d’être objets, les narrateurs semblent manifester une pleine liberté – de pensée, de parole, et d’action. Le double phénomène de la narration et de la construction en flash-backs confère ainsi aux personnages non seulement une intériorité, mais aussi un devenir (le passé étant relu à la lumière du présent) ; ils acquièrent ainsi une forme d’épaisseur humaine dont Eve semble dépourvue.
Fragments d’un discours envieux
Film sur le point de vue, film sur le regard, Eve met en question la possibilité d’une fragmentation des discours et des jugements, et son éventuelle compatibilité avec une visée totalisante, voire exhaustive. Il faudrait sans doute partir de la dernière image du film pour comprendre l’importance primordiale que tient l’image de la fragmentation. Le dédoublement infini du reflet de Phoebe, qui prend dignement la suite d’Eve en se parant de sa cape, en saisissant son trophée et en saluant, à trois reprises, devant une glace elle-même triple, est comme un rappel de l’esthétique de la fragmentation qui a parcouru tout le film. De manière significative, les miroirs renvoient à la thématique du regard et de l’apparence, primordiale dans un film qui traite de la découverte progressive d’un être dont on a d’abord cru qu’il n’était que ce qu’il semblait être. Mais ici, tout ce qui touche au regard est démultiplié à l’infini, rappelant ainsi combien Eve elle-même, avant Phoebe, a été un objet diffracté et fragmenté ; objet de jugements et de passions indénombrables, et qui ne cessent de se multiplier ; objet désigné par des expressions diverses, voire contradictoires, qui se répètent à l’infini sans pour autant parvenir à saisir l’être du personnage – la présentation d’Addison DeWitt est à ce titre significative ; elle propose plusieurs expressions communes qui sont autant de touches partielles et fragmentées dont aucune ne saisit pleinement l’être d’Eve : « Eve, the Golden Girl, the Cover Girl, the Girl next Door, the Girl on the Moon… »
Qu’Eve soit un objet découpé dont on peine à saisir la plénitude, c’est ce qui apparaît sans doute dans les premières images : elle n’apparaît à l’écran pour la première fois que sous la forme d’un nom – nom inscrit sur le trophée qui constitue l’un des tout premiers plans du film, et qui est, pour ainsi dire, sa première apparition. Lorsque enfin apparaît le corps de la jeune femme, c’est, cette fois encore, sous une forme fragmentaire : seules ses mains apparaissent à l’écran à mesure que le discours de l’acteur les évoque ; le personnage dans son ensemble n’apparaît que quelques secondes plus tard (cet effet d’attente est d’ailleurs peut-être à rapprocher de l’apparition retardée de Maria Vargas dans La Comtesse aux pieds nus, qui a l’audace de présenter une première séquence au cours de laquelle Maria danse… sans qu’on la voie danser !). La fragmentation du personnage semble entrer en résonance avec la construction même du film, qui propose également d’assembler des visions partielles – et partiales – dans l’espoir de saisir la cohérence d’un être, mais aussi de forger celle d’un récit.
Le souci d’une continuité n’est pas pour autant absent d’un film à la construction étonnamment fluide. La discrétion du passage d’un narrateur à l’autre va dans ce sens ; le lien est assuré à la fois par les images et par la cohérence chronologique. Il arrive d’ailleurs que le film se passe de narration, sans pour autant que l’on s’en étonne, ni même qu’on le remarque nécessairement : après le premier récit de Karen, plusieurs séquences ne dépendent d’aucune narration ; Margo ne reprendra le récit que six minutes plus tard. Mais l’ambition totalisante n’est pas seulement à l’œuvre dans l’exigence de cohérence narrative ; elle est aussi celle qu’annonce le titre, repris dès les premières minutes par DeWitt (« but more about Eve later – all about Eve, in fact »). Le choix du prénom n’est pas anodin et permet de conférer à l’ensemble une connotation allégorique qu’a bien notée Pascal Mérigeau : « La multiplicité des points de vue permet à Mankiewicz de dire “tout sur Eve”, mais il ne fait aucun doute que l’ambition de Mankiewicz, telle que le titre du film la synthétise, est de proposer un portrait non pas d’Eve Harrington, mais bien de toutes les femmes. “Adam ne m’intéresse pas autant qu’Eve”, affirme-t-il, “et All about Adam pourrait être un court-métrage.” »
De manière significative, le film repose sur trois trios féminins : le premier (le plus évident) est constitué de Margo, Eve et Karen, cette dernière apparaissant comme marginale, en ce qu’elle appartient au théâtre, comme le dit DeWitt dès la première scène, « par alliance ». À travers ces trois femmes, Mankiewicz semble exploiter trois facettes, différentes mais complémentaires, d’une « Eve » dont la portée dépasse sans doute les traits d’Eve Harrington (dont le vrai nom est d’ailleurs… Gertrude Slescynski !). Mérigeau voit ainsi en Margo « l’actrice qui ne peut vivre sans jouer », en Eve, « l’intrigante qui joue pour « arriver » », et en Karen, une femme « qui n’a pas besoin de jouer pour exister ». Le second trio, plus nettement ancré dans un registre temporel, et ébauchant une forme cyclique, est formé par Margo, Eve et Phoebe ; trio d’actrices avant d’être un trio de femmes, et qui est surtout là pour témoigner de l’éternel recommencement des mécanismes d’arrivisme et de gloire. Dans la fragmentation d’un personnage (fragmentation d’Eve Harrington en parties distinctes, mais aussi d’une Eve mythique, qu’elle soit la première femme ou la première comédienne, en trois femmes), dans la pluralité des voix et des regards, se joue donc également une ambition de totalité, qu’il s’agisse de « tout » dire sur un personnage, sur les femmes en général, ou sur les actrices en particulier.
La star-objet
Les mécanismes de la narration sont toutefois au service de la construction d’un objet éminemment imaginaire. Si Eve peut apparaître comme une enquête sur un personnage dont on cherche à saisir l’essence, à la manière d’un Citizen Kane (dont le scénario avait été signé par le frère du réalisateur), cette enquête est aussi, et peut-être avant tout, une construction ; le personnage d’Eve, à mesure qu’il est évoqué par ceux qui gravitent autour de lui, devient personnage à nos yeux. Eve semble ainsi retracer le passage de l’image au personnage, conférant à la « persona » (qui, étymologiquement, désigne le masque), la consistance qui la rend digne de sa signification dérivée. Dans cette construction patiente et progressive, il s’agit essentiellement de dépasser l’image, d’accéder à l’être en dépit des apparences. C’est ce que le subtil usage d’une ironie proprement cinématographique semble confirmer dans les dernières séquences : le discours final d’Eve, qui présente, avec une hypocrisie dont l’on mesure désormais l’ampleur, tous les personnages du microcosme théâtral que nous avons vu évoluer pendant deux heures, apparaît comme le miroir inversé de celui, initial, d’Addison DeWitt. Là où la voix-off permettait à DeWitt d’exprimer une sincérité – parfois odieuse de cynisme et d’assurance, mais réelle –, la voix, qui, pour Eve, ne saurait qu’être extérieure et appartenir au domaine du paraître, ne peut être qu’associée au mensonge. L’ironie se mesure ici tout particulièrement au décalage entre la bande-son et les images qui nous montrent, au fur et à mesure qu’ils sont cités, les visages de ceux qu’Eve évoque avec une feinte émotion. Le film semble nous proposer une illustration du discours d’Eve, en ce qu’il épouse l’ordre des personnages cités ; mais cette adhésion est démentie par les expressions des personnages en question, qui affichent ostensiblement leur incrédulité, voire leur mépris pour celle qui semble les idolâtrer. Ce décalage entre l’image et le discours, la première feignant d’adhérer au second, constitue un mécanisme proprement ironique ; il semble mis au service de la quête d’un dépassement de l’apparence.
Mais l’objet qui se construit sous nos yeux, bien qu’il gagne une forme de densité que lui confère l’entreprise globale de dévoilement, demeure un objet éminemment imaginaire – et il l’est d’autant plus qu’il n’existe que par le regard des autres. Il semble y avoir, dans les discours que tous les narrateurs tiennent sur elle, une forme de performativité, qui fait dépendre l’image de la parole : que Bill voie dans Eve un agneau innocent, et elle sera (du moins partiellement) excusée à nos yeux ; qu’Addison déclare qu’Eve a été « superbe » à la première suffira sans doute à imposer, dans nos souvenirs, l’image d’une actrice effectivement talentueuse. Eve semble dépendre étroitement de la parole, et d’une parole dont elle n’est que l’objet, sans cesse transformé et retravaillé. Les mécanismes narratifs servent aussi à dépourvoir Eve d’une intériorité et par conséquent d’une substance autre qu’imaginaire : elle n’est qu’un objet-vu, et demeure enfermée dans les parois du regard d’autrui. Paradoxalement, celle qui incarne le mieux l’ambition poussée à son paroxysme, et l’égocentrisme aveugle et sûr de lui, est présentée sous un angle qui lui ôte le statut de sujet qu’elle arbore pourtant si fièrement – et avec, semble-t-il, une forme de succès. Sans doute une étoile est-elle née ; sans doute s’est-elle battu pour naître. Mais, ironiquement, la narration l’instrumentalise et en fait une entité évanescente et comme dépourvue d’existence propre. Au contraire, les deux autres femmes du film s’ancrent dans une humanité fondamentale : Margo existe par elle-même – pour ou contre les autres, et non à travers eux (son indépendance se fait sentir à chaque instant, fût-ce par le biais du conflit) ; quant à Karen, l’impression effacée, voire fade, qu’elle pourrait donner est démentie par son statut de narratrice privilégiée, qui en fait un pivot dans l’architecture du film, et par là même, une instance directrice majeure.
Mais la présence d’Eve ne peut advenir que par les paroles des autres. La figure qui se met en place, convoquée par des souvenirs qui fabriquent une image sous les yeux du spectateur, est une femme de fiction, qui n’existe que par les récits qui sont faits d’elle ; elle est fabriquée comme sont fabriquées les stars, ces êtres idéaux ou idéalisés qui n’existent que par les fictions qui les mettent en scène. C’est ici, sans doute, que la mise en abyme se joue avec le plus de subtilité : en se posant comme être-vu, et qui n’existe que tant que des fictions élaborées par d’autres la font vivre, Eve incarne ce qui est le lot de toutes les stars, êtres de fictions et de fantasmes, que seule la « mise en récit » peut pourvoir d’un semblant d’existence, et en qui Edgar Morin voyait « de la matière première non spécialisée sous la direction de vrais techniciens qui sont les ingénieurs, les mécaniciens, les cameramen, les réalisateurs ».
À cette liste, il faudrait sans doute ajouter les spectateurs eux-mêmes ; et la fin du film semble souligner cet aspect, puisque le retour au moment de la cérémonie va de pair avec la disparition de toute narration. « Le spectateur voit alors Eve de ses propres yeux et non plus à travers ceux d’un personnage », écrit Pascal Mérigeau. Il faut peut-être nuancer ces propos et rappeler que la dernière partie du film demeure fortement orientée : non seulement le personnage d’Eve est imprégné de tous les récits qui nous l’ont présentée sous un jour de plus en plus défavorable, mais c’est encore de manière orientée qu’il nous apparaît en dernière instance. Le choix de nous montrer Eve rentrant seule dans sa chambre n’est pas anodin : il y a là, encore une fois, une narration qui est certes purement cinématographique et se passe d’intermédiaire, mais n’en est pas moins efficace. La dureté de la réaction d’Eve, son timbre de voix implacable et froid à la découverte de Phoebe endormie dans son appartement, sont des éléments qui nous étaient jusqu’ici en partie inconnus ; c’est en effet la première fois qu’Eve nous apparaît seule, détachée du regard d’autrui, ce qui est un élément de nouveauté. Mais il semble y avoir, là encore, un acte de monstration qui fait d’Eve un objet construit, fabriqué par l’interaction des imaginations (qu’elles soient liées à la création ou à la réception), et non un personnage qui aurait acquis la qualité de sujet. Paroles des personnages et désirs des spectateurs semblent évoluer dans un même espace imaginaire au sein duquel Eve apparaît comme l’objet à construire.
« Tout sur Eve » – la formule est peut-être trompeuse, puisqu’elle suppose qu’Eve-personnage préexiste à tout ce qui pourra être dit sur elle ; or, il s’agit sans doute bien plutôt de la construire par la parole, de la faire advenir, en tant que personnage, au gré de récits qui la façonnent en même temps qu’ils la racontent. La multiplicité des voix a sans doute le double intérêt de faire d’Eve un personnage fragmenté, dont l’on peine à saisir la cohérence et qui, par là même, éveille la curiosité, et d’amorcer une réflexion sur le regard qui passe par le foisonnement et la variation des points de vue. Quoi qu’il en soit, elle semble avoir pour effet de faire d’Eve un personnage en perpétuelle construction, et de solliciter les attentes et les réactions des spectateurs, dans la perspective de la fabrication éminemment imaginaire (mais aussi ludique) d’un objet qui, pour être fascinant, n’en demeure pas moins privé du statut de sujet qui est celui des divers narrateurs.